Nonobstant un contexte social lyonnais très marqué par la grève, y compris à l’Opéra, on finit par accéder à la fête : légèreté, sens de la répartie, pétillantes envolées lyriques et chorégraphiques – voilà comment se présente la Nuit à Venise du « Roi de la Valse », Johann Strauss fils, dans la mise en scène et les dialogues rajeunis du Danois Peter Langdal, qui s’était fait remarquer à Lyon pour son interprétation très aquatique de la Chauve-Souris. Pour son spectacle de Noël 2016, l’Opéra entre Saône et Rhône plonge dans une esthétique où la Commedia dell’arte côtoie les films italiens du milieu du XXe siècle. Musicalement, la direction de Daniele Rustioni croise avec succès l’esprit méridional et les formes très viennoises ; c’est le ténor allemand Lothar Odinius en Duc Guido qui retient particulièrement l’attention dans cette opérette qui fourmille de quiproquos et de déguisements.

L’intrigue est vite brossée : le duc Guido souhaite renouer avec ses expériences du Carnaval vénitien – et surtout avec la séduction de Barbara Delacqua, proie mariée qui lui avait échappé de justesse l’année précédente. Revigoré d’un fortifiant, le duc (qui dans sa proximité appuyée avec les chambrières n’est pas sans rappeler tel ancien chef du FMI) se rend dans une Venise stylée par l’abstraction dans les plaisants décors aux motifs géométriques d’Ashley Martin-Davis : les ponts, les canaux, le dallage, les palazzi, les chambres, tout passe par l’oblique, la pente, le biais, l’obstacle : belle mise en abyme des faux-semblants et digressions qui parcourent l’œuvre.

Car si les notables de la Ville (Piotr Micinski et ses deux confrères, barbons calculateurs bien campés) ont décidé de mettre à l’abri d’un séducteur patenté leurs épouses, ils ont cependant fait leur compte sans elles, qui apparaissent dans de splendides robes en couleurs bonbon, susceptibles de faire pâlir de jalousie Sophia Loren. Notamment Barbara (Caroline MacPhie, à qui le livret donne trop peu la voix) a ses propres plans, convenus avec son amant Enrico (le très convaincant ténor Bonko Karadjov), neveu de son mari. Tout le monde passe ainsi une nuit fort agitée dans des ruses et quiproquos qui font apparaître deux autres Barbara, tombées sous la coupe du Duc, la servante Ciboletta et la poissonnière Annina, au grand regret de leurs soupirants respectifs.

Le burlesque a sa place grâce à une gastronomie gigantesque : tirs à la corde de spaghetti et jeux de poivrière géante laissent deviner les enjeux profonds qui régissent les rapports entre les personnages. Jeffrey Treganza, en cuisinier Pappacoda, séduit par son excellent jeu et par une jeune voix pleine de potentiel ; Matthias Klink (Caramello), autre ténor, au timbre plus central, se montre également adapté à ce répertoire. Mais, à vrai dire, mis à part le splendide Lothar Odinius (Duc Guido), dont la suavité et l’excellence technique, assorties à un jeu de séduction performant, aimantent yeux et oreilles, ce sont les interprètes féminines qu’on retient particulièrement. Evelin Novak campe une Annina charmeuse et somptueuse : son soprano lyrique a du poids, tout en scintillant dans les aigus. Jasmina Sakr en Ciboletta est plus légère, complice très intéressante de la précédente et touchante partenaire de Pappacoda.

Les choristes, eux aussi, ont l’esprit de fête dans cette production, guillerets voleurs dans la villa du Duc et joyeux danseurs : leurs voix pétillantes et leur disponibilité corroborent la solidité musicale de l’ensemble, guidé par la direction en finesse, grâce à l’esprit taquin et la légèreté du jeune chef Daniele Rustioni.

Vu la qualité de la mise en scène par ailleurs, on est tout de même intrigué par un point. La chorégraphie joyeuse de Peter Friis est créatrice de magnifiques tableaux collectifs et de mouvements de danseurs-acrobates très en forme. Mais pourquoi, bon sang, a-t-on besoin, sous prétexte que c’est de l’opérette, un spectacle de fête ou quoi encore, de toujours ajouter un je-ne-sais-quoi de mauvais goût affligeant, mal placé en 2016 : la scène est une rampe descendante, certes, mais le public est-il censé retenir que son principal avantage, c’est de pouvoir regarder sous la jupe remontée de Ciboletta, qui – on le voit encore au fond de l’orchestre, à force de la voir écarter ses jambes par trois fois en direction de la salle – porte des sous-vêtements noirs ?

Cet esprit d’un autre siècle s’accorde mal, il est vrai, à la beauté élégante des costumes de Karin Betz, et les décors et la lumière de Jesper Kongshaug, très oniriques par moments, comme lorsque les gondoles semblent flotter dans une lagune qui s’étend au-dessus de la scène : l’eau, on ne la voit jamais, mais elle est toujours présente : la salle aussi peut se transformer en Lido, quand les chanteurs sont assis sur le bord de la rampe et y laissent pendre leurs pieds.

Trois petits arlequins de tailles différentes, planqués en haut d’un palais ou traversant la scène, ponctuent par leur présence lumineuse l’obscurité de tel ou tel tableau : trois gouttes dorées sur une carte de Noël venue tout droit de la Commedia dell’arte jusqu’à nous. Belles fêtes 2016 !

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