Georg Friedrich Haendel (1685–1759)

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, Oratorio en deux parties sur un livret de Benedetto Pamphili

Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Malgorzata Szczesniak
Dramaturge : Christian Longchamp
Lumière : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Vidéo : Denis Guéguin

Avec :

Ying Fang (Bellezza)
Franco Fagioli (Piacere)
Sara Mingardo (Disinganno)
Michael Spyres (Tempo)

Le concert d'Astrée,
direction : Emmanuelle Haïm

Créée lors du dernier Festival d'Aix-en-Provence, cette production du Trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel avait fait verser beaucoup d'encre parmi les baroqueux patentés, indignés par cette première incursion de Krzysztof Warlikowski dans le pré (pas toujours carré) de la Baroquie. Un plateau exceptionnel transcendait les représentations aixoises – plateau que l'on retrouve intégralement à l'Opéra de Lille à l'exception de Sabine Devieilhe, remplacée dans le rôle de la Beauté par Ying Fang.

Voir sur le Blog du Wanderer le compte rendu d'Aix en Provence

Œuvre composée durant le séjour romain de Haendel, ce Trionfo porte en lui ce degré de condescendance courtisane qui poussera le compositeur à choisir pour livret, un texte de son mécène et protecteur, le cardinal romain Benedetto Pamphili. Ce dialogue volontiers pontifiant use de la prosopopée et de tunnels argumentatifs au point de considérer qu'une mise en scène est impossible ou relève de la gageure. Krzysztof Warlikowski recycle des schèmes esthétiques parmi lesquels le spectateur aguerri pourra se repérer facilement. L'incontournable lavabo côtoie une salle de cinéma (ici moins large qu'au Palais de l'Archevêché à Aix) qui rappelle l'Affaire Makropoulos, les cloisons en verre polarisé, déjà vues dans le Don Juan ou la Lulu de la Monnaie ou, plus récemment, le diptyque Bartòk-Poulenc à Garnier.

Cette salle obscure renvoie au public qui est assis en face une image désenchantée de la grotte platonicienne au fond de laquelle se reflète les ombres du monde des Idées. L'irruption d'un extrait de Ghosts Dance rappelle la métaphore du fantôme à travers les répliques piquantes de Jacques Derrida interviewé par Pascale Ogier. Lieu de la consommation d'images et de fantasmes (littéralement "fantômes"), le cinéma baroque accueille des adolescentes au visage grave et triste, lourdement fardées, telles des objets de désir à la beauté clinquante et désabusée. Ce jeu de regards entre ces "urnes funèbres" et nous-mêmes assis en face d'elles, crée une sorte de miroir – "ce miroir qui, pour le faible regard et la pensée humaine reflète le faux du faux et le vrai du vrai"… à savoir : l'écran qui s'intercale entre la scène et nous, au moment où les images du film apparaissent.

Cette allégorie moraliste file la métaphore Warlikowskienne d'une esthétique du périmé et du décalé, comme cette Désillusion d'une aigreur anonyme, apologie de la script-girl en tailleur suranné, aux côtés d'un Temps en pull jacquard et chemise orange, puis en costume aux faux airs d'Orson Welles en seconde partie. Maître du Temps et des Images, cet écho fantomatique du réalisateur américain exige de la Beauté qu'elle fuie le Plaisir et ses dérives délétères. Grimé en improbable DJ amateur de musique techno et dealer occasionnel, ce Plaisir provoque la mort par overdose de l'être aimé. Le Temps et la Désillusion finiront par convaincre la Beauté de se jeter dans les bras de la religion – expiation en forme de cérémonie antique (avec chœur de pleureuses), au cours de laquelle elle revêtira une robe immaculée avec un IHS brodé sur la poitrine en signe de soumission et d'appartenance à un amour divin. Dans un geste languissant, elle se frotte les poignets aux épines des roses que lui offre le Plaisir en déclamant son "Lascia la spina", sombre prémonition de la dernière scène où elle s'ouvre les veines avec les débris du miroir dans lequel elle se mirait narcissiquement.

Michael Spyres et Sara Mingardo dominent de la tête et des épaules un plateau où plane le souvenir irrésistible de Sabine Devieilhe. Idéal de prestance et d'énergie volubile, le ténor américain déploie son "Folle, dunque tu sola presumi" avec une précision et un abattage proprement étourdissants. Sommet expressif d'un personnage paradoxalement ingrat et particulièrement peu théâtral, le "Crede l'uom ch'egli riposi" de la Désillusion inscrit définitivement Sara Mingardo en tête de liste des interprètes de ce rôle. Constat identique pour Franco Fagioli qui se couvre de gloire sous les traits du Plaisir, attaquant bille en tête les redoutables phylactères de son "Come membo que fugge" avec une aisance et un brio supérieurs aux représentations aixoises. Il manque – hélas – à ce palmarès une Beauté capable d'exprimer les contours expressifs d'un rôle à la complexité psychologique aussi tourmentée que les exigences techniques. Ying Fang chante d'un bout à l'autre de la soirée sur une ligne égale et neutre, transposant à plusieurs reprises les ornements les plus exposés (Un pensiero nemico di pace) pour n'offrir en définitive qu'un filet d'eau tiède là où Sabine Devieilhe se consumait littéralement, comme dans la scène finale – ici, aux limites de la banalité. Emmanuelle Haïm livre une lecture un rien assagie à la tête de "son" Concert d'Astrée, comme à la recherche d'une couleur et d'une carrure rythmiques moins enlevées qu'à l'Archevêché.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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