Cinq ans après sa création au Teatro alla Scala, l’Opéra de Paris accueille pour dix représentations (avec une double distribution) la production de Lohengrin mise en scène par Claus Guth. Dire que ce Lohengrin était attendu relève de la litote. En premier lieu parce que tout opéra de Wagner exerce un fort pouvoir d’attraction sur le public parisien. Ensuite – et surtout – parce que ce spectacle marque le grand retour sur scène de Jonas Kaufmann, après quelque quatre mois d’absence et d’inquiétudes. L’effervescence en ce mercredi soir était donc à son comble.

Autant le dire d’emblée, les attentes ont été largement comblées, tant par les chanteurs que par la mise en scène. La proposition qui nous est faite ici reflète une lecture originale et cohérente du drame, qui se focalise sur la psychologie des personnages. S’appuyant sur une direction d’acteurs millimétrée, Claus Guth s’attache à brosser des portraits qui peuvent déconcerter si l’on s’en tient aux représentations « classiques ». Du cygne, il ne reste que quelques allusions (des plumes) ; quant à l’armure, inutile de la chercher : loin de toute grandeur, le chevalier fait son entrée à terre, en position fœtale. Semblant – tel son père Parsifal – projeté malgré lui dans une histoire qui le dépasse, le héros aux allures juvéniles est gauche, presque hagard. Ses pas, ses gestes mal assurés font écho à ceux de la fragile Elsa, qui ne cesse de chanceler et s’effondrer. Au reste, ce chevalier n’est-il pas simplement un avatar du frère qu’on accuse la jeune fille d’avoir perdu ? Aux antipodes du couple Elsa-Lohengrin, Ortrud et Telramund concentrent toute la noirceur et la perversité du monde, tandis que Le Roi Heinrich incarne la noblesse et l’autorité. Totalement imprégnés de leurs personnages, les chanteurs s’avèrent d’excellents acteurs dont le jeu est aussi précis que naturel. Ils évoluent dans un dispositif scénique impressionnant : l’espace y est délimité par des coursives qui pourraient figurer une cour d’immeuble ; au centre, une table, des fauteuils et un lustre représentent un intérieur bourgeois, tandis qu’à cour se trouve l’univers fantasmé d’Elsa, symbolisé par un piano, quelques roseaux et un tronc d’arbre. Au troisième acte, l’eau et la végétation envahissent la scène pour composer un superbe tableau final.

À tout seigneur, tout honneur, pour son grand retour sur scène, Jonas Kaufmann nous offre une interprétation, sinon anthologique, tout au moins exceptionnelle. Ce qui à l’acte I aurait pu passer pour de la prudence, tant son chant paraît retenu, relève en fait de la stricte conformité au personnage tel que voulu par Claus Guth. On en prend totalement conscience à l’acte III, au cours duquel le chanteur démontre de façon éclatante qu’il a retrouvé la plénitude de ses moyens vocaux. On ne finit pas de s’émerveiller devant la richesse des couleurs, la multitude des nuances – depuis les pianissimo infiniment délicats jusqu’aux forte souverains –, sans oublier ce timbre unique dont la sombre lumière fait divinement rayonner les aigus et barytonner les graves. Point d’orgue de cette interprétation, un « In fernem Land » particulièrement lent, où maîtrise technique et incarnation se conjuguent pour donner vie à l’un de ces moments d’exception dont l’indicible beauté nous coupe littéralement le souffle.

À ses côtés, Martina Serafin possède de très belles qualités vocales et scéniques, qui lui permettent de se glisser lentement mais sûrement dans la peau de la fragile Elsa, la douceur de son timbre collant parfaitement au caractère diaphane du personnage. À l’opposé, l’Ortrud d’Evelyn Herlitzius est glaçante et perverse à souhait. Soulignée par sa gestuelle, tantôt furieuse, tantôt fielleuse, son ample voix se déploie avec une énergie constante, que ce soit pour fustiger son époux ou pour manipuler Elsa. On est terrifié par cette sorcière déchaînée qui, tel un dragon, projette tantôt la glace, tantôt le feu. Pour traduire la brutalité et la noirceur de Telramund, Tomasz Konieczny peut compter sur la solidité d’une voix qui scande la violence avec une redoutable efficacité. Enfin, les personnages du Roi et du Héraut sont campés avec majesté, respectivement par René Pape et Egils Silins.

Cette distribution de rêve ne doit toutefois pas faire oublier le second plateau vocal – tout aussi digne d’intérêt – qui prendra la relève pour les représentations de février, avec notamment Stuart Skelton dans le rôle-titre et Michaela Schuster dans celui d’Ortrud.

Dans la fosse, Philippe Jordan se livre à son habituel travail analytique, qui tel un chromatographe, met en lumière chaque pupitre. C’est clair, fluide, intelligent, mais cela manque cruellement de tension, particulièrement à l’acte II. Quant au chœur, il est impeccable dans chacune de ses interventions.

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