Opéra en quatre actes et un prologue, livret du compositeur d'après Alexandre Ostrovski. Créé au Théâtre Mariinski le 29 janvier 1882

Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov

Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinksy
Vidéo :Tieni Burkhalter

Aida Garifullina (Snégourotchka), Yuriy Mynenko (Lel), Martina Serafin (Koupava), Maxim Paster (Le Tsar Berendeï), Thomas Johannes Mayer (Mizguir), Elena Manistina (Dame Printemps), Vladimir Ognovenko (Père Gel), Franz Hawlata (Bermiata), Vasily Gorshkov (Bobyl Bakoula), Carole Wilson (Bobylikha), Vasily Efimov (L'Esprit des bois), Julien Joguet (La Chandeleur), Vincent Morell (Premier Héraut), Pierpaolo Palloni (Deuxième Héraut), Olga Oussova (Un Page)

Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris

Chœur de l’Opéra national de Paris
Chef des chœurs : José Luis Basso
Orchestre de l’Opéra national de Paris

Direction musicale : Mikhail Tatarnikov

Le 15 avril à l'Opéra de Paris – Bastille

"Mais pourquoi faut-il que toute renaissance soit au prix d'une mort ? Pourquoi ce mystère du printemps ?" écrit Vladimir Jankélévitch dans la Musique et les heures à propos de Snegourotchka. Cette Fille, ou Fleur de neige mise en scène par le metteur en scène Dmitri Tcherniakov oppose à cette question existentielle, un travail autour de la difficulté d'accéder à l'âge adulte et la douleur du sentiment amoureux. Parcouru d'un bout à l'autre par un réseau très dense de détails ténus, ce travail opère à plusieurs niveaux de lecture et dessine en creux une vision très contemporaine des liens sociaux et du rapport à l'identité.

Née de l'imagination d'Alexandre Ostrovski (1823–1886), traducteur de Cervantès, Shakespeare ou Goldoni et auteur d'une cinquantaine de pièces dont L’Orage (1859) qui deviendra le livret de Káťa Kabanová de Janacek. Fille de Dame Printemps et Père Gel, Snegourotchka reçoit deux dons paradoxaux : de sa mère, une beauté magnétique et de son père, une impossibilité à éprouver le sentiment de l'amour. Vouée à une existence aussi douloureuse qu'éphémère, ses parents la confient à des parents adoptifs, membres de la communauté des Berendeïs, partis vivre dans les bois pour y recréer les conditions de vie de leurs ancêtres slaves. Snegourochka subira les tourments d'un amour à l'issue impossible avec Mizguir et Lel, deux figures opposées du désir masculin. C'est Yarilo, divinité solaire et divinité de la germination, qui sacrifiera cette Fleur de neige et permettra l'avènement du printemps.

Tcherniakov procède par une série de trompe‑l'œil qui inscrivent le mythe dans une perspective à plusieurs niveaux d'appréhension. Une lecture superficielle peut donner l'impression que le spectacle se complait à une imagerie traditionnelle, critère ultime du plaisir que seront venus chercher la partie du public pour laquelle la mise en scène ne doit pas céder aux codes de la féérie russolâtre. Il ne manque rien à cet impressionnant décor de sous-bois, depuis le feu de camp jusqu'aux éclatantes tuniques brodées, vieillards à barbes fleuries et blondes héroïnes. Il ne manque rien et pourtant à bien y regarder tout est faux. Cette communauté en mobil-home et siège de camping cultive une identité de carte postale, quelque part entre secte païenne et rites archaïques de célébration du printemps ; en témoignent ces couronnes de fleurs et ces adolescents courant nus à travers les herbes comme saisis par l'objectif d'un Andrei Tarkovsky dans Andrei Roublev. La communauté n'est pas fixée ou installée dans les bois, il est fait explicitement mention de l'itinérance et du caractère éphémère de ce qui apparaît comme un campement.

Tcherniakov donne à voir une Russie où la résurgence d'un passé de pacotille tient lieu d'identité nationale, et sa Fille de neige bruisse des résonances sinistres d'un nationalisme fait de la récupération de symboles populaires et d'un assemblage hétéroclite d'éléments socio-historiques. Cette démarche de mise en abyme du drame dans l'actualité sociale dialogue avec la matière littéraire d'Ostrovski et les sources musicales de Rimski-Korsakov, deux créations au confluent des influences populaires plus ou moins réinventées pour l'occasion. Sous les tuniques traditionnelles, ce sont des personnages contemporains avec les incontournables jeans-baskets, n'hésitant pas à photographier au flash des scènes de réjouissance. Dans cette communauté soudée autour du chant choral, l'individualité est niée – si bien que l'irruption de Snegourotchka produit l'effet d'une bombe et suscite les oppositions entre les deux figures masculines : Mizguir et Lel. Mizguir est à la fois dans le groupe et hors du groupe. Arborant un costume de ville noir, il déroge au retour à la nature des Berendeïs. Délaissant Koupava, il tente de séduire Snegourotchka mais échoue dans son entreprise, incapable de saisir le lien qui relie sa bien-aimée aux forces de la nature. Sa lutte avec l'Esprit des bois tourne au combat de Jacob avec l'Ange et il échoue lamentablement – échec redoublé par l'humiliation d'entendre Snegourotchka mourir dans ses bras en murmurant des mots d'amour pour Lel.

Lel, justement : sa dégaine d'Iggy Pop à la démarche alanguie fait de ce berger un faune chantant et charmeur, bien aguerri aux arts de l'amour charnel. Fleur de neige n'est pour lui qu'un caprice passager dont la froideur et l'innocence forment un repoussoir infranchissable. Il attend d'une conquête qu'elle se montre plus directe dans son désir et finira par voler Koupava à Mizguir.

Snegourotchka enfin. Ce personnage falot traverse cet opéra comme une expérience initiatique qui la fait évoluer du statut de jeune poupée adolescente à celui d'une vierge martyre, cueillie au moment où aurait dû éclore sa féminité à l'âge adulte. Tcherniakov place la clé de ce personnage dans le court prologue qui montre dans l'austérité d'une salle de danse l'affrontement des parents, Dame Printemps et Père Gel. La peinture de ce couple désormais séparé est d'une acuité extrêmement cruelle. Ce sont des parents relativement âgés et l'on devine sans peine que Fleur de neige est née tardivement, sans vraiment susciter de leur part un amour parental qui en aurait fait autre chose qu'un objet sentimental assez décoratif. La mère est une ancienne gloire peroxydée, professeur de danse trônant dans un décor rigide avec piano droit et barres d'appui. Sous sa direction, une chorale d'enfants répète le spectacle du printemps à venir, avec costumes d'oiseaux et chorégraphies ad hoc. Le père Gel trompe son ennui en fumant sa pipe, avec un pardessus de fonctionnaire et des airs maussades, pressé de tourner les talons. Aucun des deux ne se préoccupe pendant ce temps de Snegourotchka, qui fait antichambre entre deux portes battantes pour sa première intervention. Cet univers de salle de danse représente le lieu où elle a grandi et a été éduquée. Entre ces murs se trouvent les codes, les règles et l'atmosphère étroite où se répètent les gestes, où se burine une personnalité à force d'obéissance. Il faut sourire dans la souffrance… "Sois belle et tais-toi". Rejetée par Lel et poursuivie par Mizguir qu'elle n'aime pas, elle ira à la rencontre de sa mère aux confins des bois. Cette scène-miroir d'un mouvement de décor très spectaculaire façon Zum Raum wird hier die Zeit, dans lequel Dame Printemps initie sa Snegourotchka-Parsifal aux secrets amers de l'amour. C'est une réalité bien dure à supporter pour la jeune fille qui se donne à Mizguir alors que tout son corps dit le contraire, murée dans une attitude quasi-mutique et affrontant son destin avec courage et résignation tandis que les extraordinaires éclairages réglés par Gleb Filshtinksy signalent que l'aube est en train de se lever.

La mort de Fleur de neige n'a rien d'une apothéose, que ce soit du côté de la musique qui évite l'obstacle sentimental en lui préférant un chant folklorique, que du côté du livret, entièrement tourné vers la célébration du printemps. Le chœur se rassemble autour du symbole de la roue-soleil enflammée, symbole de Yarilo, divinité de la fécondité. On repousse le corps sans vie de Snegourotchka – d'abord sur le dos, puis placée sur le côté, dans la position de la dépouille de Sainte Cécile du Trastevere sculptée par Stefano Maderno. Sur le corps de cette Fille-fleur de neige, vierge et martyre, renaît le mystère du printemps, quelque trente ans avant un certain Sacre signé par l'élève favori du divin Rimski…

Emaillée par trois changements de dernière minute, la distribution de cette Fille de neige réserve quelques belles surprises, à commencer par le rôle-titre tenu par une Aida Garifullina des grands soirs. Le contrôle et la suspension des aigus arrachent des applaudissements à chaque air, tandis que la présence en scène cadre parfaitement avec les intentions très exigeantes de la scénographie de Tcherniakov. Cette performance vaut à elle seule qu'on se précipite à Bastille pour y entendre ce si rare chef‑d'œuvre. L'étonnant contre-ténor Yuriy Mynenko assure au berger Lel un niveau de chant superlatif, malgré la difficulté à projeter sa voix dans l'acoustique du lieu. Les contrastes et les ambiguïtés du personnages sont rendus avec minuties et finesse, le personnage alternant séduction amusée et irritante méchanceté. Ni la Koupava de Martina Serafin, ni le Mizguir de Thomas Johannes Mayer ne peuvent remplacer d'authentiques chanteurs russes. La première joue sur des moyens généreux qui forgent son personnage à la lumière d'une cousine éloignée de Tosca – furibarde et amoureuse à la fois. Le second peine à exprimer la brillance d'un rôle exigeant une couleur et une présence mieux assurées. La voix d'Elena Manistina montre des signes d'usure peu compatibles avec le relief nécessaire à cette Dame Printemps, tandis que Maxim Paster  compose un Tsar Berendeï bien rêche et ennuyeux… Malgré la brièveté de son rôle, le Père Gel de Vladimir Ognovenko s'arrête au milieu du gué et ne marque guère les esprits. Vasily Efimof (l'Esprit des bois) mérite bien mieux qu'un second rôle – situation inverse pour le vétéran Franz Hawlata tout juste passable dans celui de Bermiata… Des lauriers enfin pour le couple Bobyl Bakoula et Bobylikha, respectivement Vasily Gorshkov et Carole Wilson, dont l'humour et l'abattage valent le détour. Le chœur de l'opéra de Paris ainsi que le chœur d'enfants et la Maîtrise des Hauts-de-Seine impriment à la partition une vie et une présence indéniables, parfois en décalage avec la direction assez sage de Mikhail Tatarnikov, confinant l'orchestre à un rôle de faire-valoir là où la partition de Rimski exige davantage de feu et de couleurs. Faible bémol pour un spectacle de grande tenue et d'intérêt majeur.

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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