Peter Maxwell Davies, The Lighthouse, opéra de chambre

Christophe Crapez, ténor
Paul-Alexandre Dubois, baryton
Nathanaël Kahn, basse

Mise en scène d’Alain Patiès

Ensemble Ars Nova,
Philippe Nahon, direction

 

Le 21 avril 2017 au Théâtre de l'Athénée

L’opéra de chambre figure en bonne place dans la riche production de Maxwell Davies (qui nous a quitté l’an dernier), et celui-ci, œuvre de maturité composée en 1980, parfois considéré comme le plus parfait de ses huit ouvrages lyriques, mène une carrière internationale honorable, sans avoir, par son format de poche, accès aux plus grandes maisons.  Il fait partie de ces œuvres scéniques remarquablement adaptées au cadre de l’Athénée, qui s’est fait une judicieuse spécialité de la promotion de ce répertoire, avec une part belle accordée, naturellement, aux œuvres récentes. Rappelons notamment que deux opéras de Philippe Boesmans y ont été produits (Rejgen en 2004 et une superbe Julie en 2009, dont votre serviteur garde un souvenir ému). Maxwell Davies, comme Boesmans, incarne le pluralisme esthétique qui est à la fois une marque de ce théâtre et de l’ensemble Ars Nova qui officie en fosse pour cette série.

 

Dans cette optique, qui est celle de l’évolution lente (idéal pfitznerien transposé) des canons de la première moitié du siècle dernier, le legs du britannique se caractérise par un équilibre stylistique subtil ménageant un accès aisé à un langage d’aujourd’hui, gardant les grands principes émancipateurs en matière de rythme, d’harmonie et surtout de textures, mais les maniant dans un refus net de la virtuosité d’écriture et de l’hyper-complexité. Il est donc un héritier de Britten à cet égard technique et stylistique avant de l’être spirituellement et culturellement : mais on pourrait ajouter que se dessine une singularité britannique par l’espace laissé, plus encore qu’aux Etats-Unis, à une tradition alternative à l’avant-garde internationale ne se contentant pas d’une musique facile. L’importance de son œuvre, presque trop institutionnelle aux Royaume-Uni, presque entièrement méconnue en France, est du reste d’abord chambriste, ce que le décès prématuré de David Angel, violoniste du Maggini Quartet, nous a tristement rappelé ces derniers jours.

Si dans l’absolu cette musique n’est donc pas facile (une exécution en version de concert ne serait sans doute pas immunisée contre l’indifférence), elle est d’une parfaite efficacité dans le cadre théâtral, et de fait, compose son propre genre aux lisières de l’opéra de chambre proprement dit et du théâtre musical, notamment avec son cor obligé qui va et vient comme un quatrième personnage entre salle et fosse, témoin et commentateur omniscient de cette action elle-même en balance entre récit et fantasme. La trouvaille est simple, rudimentaire, idéale pour ce montage lyrico-scénique, en particulier dans un théâtre au format acoustique idéal.  Outre la prestation du corniste, on doit remarquer celle de la flûtiste, qui prend la piccolo et la flûte en sol et fait justice à de belles trouvailles de textures du compositeur, dans l'usage du timbre ambigu de l'alto. De façon générale l’utilisation de l’ensemble de douze musiciens attire l’attention (évite le piège de la monotonie et du remplissage tricoté) par des effets fréquents d’isolement d’un groupe, d’une famille voire d’un seul instrument. Plus que comme orchestre miniature, l’ensemble (ici propre et précis sous la direction sobre d’Olivier Nahon) agit comme partenaire chambriste d’une série de miniatures. Ainsi, les inserts de matériau populaire ne s’entendent pas, ou pas trop, comme collages, la continuité proprement musicale étant un enjeu en partie neutralisé. Si le Prologue et l’interlude conduisant à l’Acte obéissent à des codes opératiques sous-jacents, le cœur de l’œuvre obéit à une logique de déploiement plus singulière et proche du théâtre musical. S’il ne fait pas de doute que la partition a été conçue pour être jouée en fosse, comme c’est le cas ici, la proposition de placer l'ensemble sur scène, qui avait été faite en 2009, au festival du compositeur à St Magnus, par l'ensemble Psappha et Elaine Tyler-Hall, ne manquait pas d'allure ni sans doute d'efficacité dramatique. Le vécu du spectateur obéit alors certes à d'autres ressorts.

Cependant, l’équilibre étrange entre le préambule et l’action (environ un tiers/deux tiers) suggère que le premier est tout à fait intégré à la construction dramatique et n’est pas qu’une préparation. L’acte (« le cri de la bête ») n’est pas une simple reconstitution de la scène de crime présentée dans le prologue, mais bien une première (grande) scène, alors que l’on peut considérer que l’acte en contient quatre ou cinq. La principale spécificité du prologue est en fait musicale : c’est la plus longue section musicalement continue et homogène de la partition, dont le plan semble avoir quelque chose d’une petite symphonie, quand le déroulement de l’acte obéit davantage à une dynamique de ballet, scènes de genre comprises. La scène conclusive de retour à l’investigation initiale semble faire écho à certaines pages du prologue sans que le matériau ne semble répété à aucun moment, ce qui permet habilement d’habiller de cohérence musicale l’exposition d’une énigme qui laisse plus de questions ouvertes à la fin qu’au début. Le motif nouveau et obstiné conduisant l’action à son terme est une trouvaille musico-théâtrale d’une pertinence admirable, dont le caractère d’éveil soudain et le ton à demi-sardonique résument l’ambivalence du traitement de l’argument.

Celui-ci, on le sait, convoque les grands attributs de l’imaginaire mythologique marin (ou rural-insulaire) propre à l’opéra et au théâtre britanniques. L’absence parfois oppressante de voix et de présences féminines, la tension sexuelle trouble, l’unité austère de lieu, la dimension d’emprisonnement, voire, de (con)damnation exprimée quant à la condition de l’homme retenu à la mer, le secret fermenté des sentiments. Ou encore, les rats, témoins rôdeurs et patients de notre destinée finie à la surface du monde, qui seront toujours là pour la nourriture quand nous n'y serons plus (comme chez Beckett), et qui administrent l'attente de notre effondrement, sou simplement de notre retrait de tels lieux habités, ainsi que dans le finale de la magnifique Mer de Bond (ou Jackets) que nous offrait la Comédie Française récemment. Enfin, l'introduction de la mystique du tarot fournit une sorte d'infrastructure symbolique au drame psychologique, comme si l'identification aux figures tirées assignait la destinée fatale de chaque protagoniste, en fonction de son ressort de culpabilité. Dans ce recoin du monde coupé du monde, il n'y a pas de trajectoires personnelles ni d'illusions quant à elles : on tire le destin, et son exécution est remise à une sorte de sentence panthéiste, projection fantasmée du face-à-face des hommes avec leur part de délire.

S’y ajoute donc, en principe, une fable sur la technique, dimension à laquelle la note d’intention d’Alain Patiès fait la part belle. A la limite d’une profession de foi de Benoît Hamon, le texte évoque la raréfaction du travail et le dépeuplement des lieux de la nature laissés à l’automatisation, ce qu’un passage du prologue évoque en effet à propos du phare. Si les faits convoqués à la réflexion et l’importance philosophique de celle-ci sont certains, on peine à en voir le traitement scénique, mais il est tout à fait possible de considérer que cela n’a pas d’importance, et que cette invitation au questionnement alla Valéry/Broch/Arendt/Heidegger/Giono((Par exemple : "C'est une lumière qui vient des profondeurs de la mer. Elle est de plus en plus éclatante. Maintenant, le capitaine n'aurait plus besoin de demander si ça existe ; on voit bien que ça existe. (…) En effet, ça a tendance à s'en aller de côté, soit qu'on soit, nous autres, en train de changer imperceptiblement de cap, ce que le capitaine ne croit pas parce qu'il sait qui tient la roue, et il a raison, car en même temps on se rapproche, on gagne de vitesse, en s'avançant, on va toucher le mystère, avec ce sentiment d'orgueil national de l'infaillibilité de la technique, une fois de plus affirmé, et le trouble sentiment d'une terreur véritablement panique (je veux dire qu'elle est de l'époque où nous approchions les dieux avec nos mains nues) quand on comprend ce qui paraissait être divin, ou enfin un reflet du ciel, c'est-à-dire quelque chose sans rapport avec nous, comme une ombre sur un mur, devient brusquement une matière dont nous approchons, et qui est immense, et qui va peut-être avoir avec nous beaucoup plus de rapport que ce que nous voudrions." J. Giono, Le poids du ciel, Gallimard, 1938, p. 45–46.))/Bernanos/Ellul/Legendre/Sfez/…, (rayez ou ajoutez la mention que vous voulez) sur le passage de notre condition d’animal parlant à celle d’animal technicisé, vaut pour elle-même comme viatique d’après spectacle. Quoi qu’il en soit, le livret de Maxwell Davies a le grand intérêt de mettre en regard la robotisation du phare avec l’enfouissement de ce qu’il semble recéler : la possibilité pour un rapport primitif, bestial et sexuel à la religiosité, non domestiqué par la parole sociale et politique, de s’exprimer sans entraves, libérant dans un premier temps la confession des plus inavouables turpitudes, puis jusqu’au meurtre, ou au suicide collectif : on comprend que ce n’est pas bien important. L’explication rétrospective est que le phare a été automatisé pour que plus personne ne croit un jour entendre le cri de la Bête : Léviathan, Antéchrist, Nature vengeresse, autre avatar d’un insu névrotique de la relation de l’homme à son milieu et sa condition. La technique arasante raisonne-t-elle l’homme en proie aux abîmes autant que la religion traditionnelle ?  Il me semble que c’est une formulation possible, humaniste, de l’édification morale fabulaire proposée par cette œuvre.

Pour revenir à la mise en scène, il y a là du théâtre d’une manière qui ne concède pas grand-chose au goût, ou plutôt à la conformité sociale du jour. La débauche coutumière de moyens scéniques et parascéniques, la multiplication des éléments signifiants ou métasignifiants, tout ceci est absent de cette production au décor minimaliste et unique, en accord avec la structure artisanale du livret de la distribution : les changements temporels et de personnages sont ramassés ensemble dans une unité de cadre et d’interprètes. Les trois chanteurs se trouvent donc confrontés à la difficulté d’habiter non seulement plusieurs rôles (certes spéculaires) mais de leur donner corps à partir de leur seule présence dramatique. Ils y parviennent très honorablement, et même mieux que cela dans le cas de Paul-Alexandre Dubois, qui démontre un métier d’acteur de haut vol, et tire tout le sel comique de sa partie qui n’en manque certes pas. Ses partenaires sont plus statiques et prudents dans leurs expressions scéniques, mais leurs personnages sont sans doute plus délicats à faire vivre. Du point de vue vocal, le bilan est tout à fait probant également. La prononciation anglaise est parfois problématique, certes, mais cela ne gêne principalement que pour le prologue et ses séquences de quasi-parler-chanter. Le timbre de la jeune basse (comédien de première formation) Nathanaël Kahn est flatteur et semble promettre sa voix à de belles perspectives lyriques. Les trois chanteurs paraissent, le soir de la première, légèrement timorés durant le prologue avant de s'épandre avec une aisance et un engagement beaucoup plus nets, facilité par le triple tour de chant populaire, sans doute désinhibant.

Le public parisien est chanceux d’accéder à une pièce représentative d’un répertoire lyrique et d’un style d’écriture qui lui est assez étranger. La défense qui en est faite ici se situe à un excellent niveau. Il reste deux représentations (ce jeudi et ce vendredi) qui méritent de voir l’Athénée bien rempli.

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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3 Commentaires

    • C'est bien entendu discutable. Disons qu'il n'y a pas beaucoup de compositeurs de cette génération, en particulier en-dehors l'avant-garde officielle, dont le legs chambriste, et la musique pour quatuor au premier chef, jouisse d'une admiration aussi courante que justifiée. Le fait que la formation, nommée ici, championne de la défense de la tradition chambriste britannique, en ait fait son contemporain d'élection a une signification importante.

  1. Les Naxos Quartet sont très tardifs dans l'oeuvre de PMD, et sont principalement une application à la musique de chambre de tout ce qu'il a développé dans la symphonie et le concerto au cours des deux décennies qui précèdent. Ils sont plutôt une note de bas de page à sa carrière, certes excellente, mais relativement anecdotique au regard de son oeuvre symphonique et de son oeuvre dramatique. Avant eux, en musique de chambre, PMD n'a pas écrit grand-chose, et rien de significatif (à moins que j'oublie quelque chose). 

    Et l'admiration pour ces pièces est à relativiser. Je préfère ne pas savoir ce qu'on pense de cette musique dans les lieux consacrés en France (enfin, je le sais déjà : PMD est devenu un traître réactionnaire et un infâme ennemi de la modernité le jour où il a eu l'idée saugrenue d'intituler une pièce "symphonie n°1").

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