Il est tentant de plaquer sur l’essence poétique du livret de Maeterlinck, à la fois illogique et cohérent, des relectures, des idées de mise en scène ou des projections plus ou moins pertinentes – en bref : de rationnaliser un propos laissé volontairement à l’imagination. Si bien qu’on éprouve ici le plaisir finalement rare d’assister à une mise en scène préférant entrer dans le texte plutôt que de le détourner, quitte à prendre le risque, souvent tu car paradoxal, de ne pas surprendre le spectateur, ou de le confronter au statisme, voulu, de l’action. Balayés non seulement par la rare teneur musicale en fosse et sur le plateau, ces risques sont évités avant tout par l’évidente bienveillance d’Éric Ruf vis-à-vis de l’œuvre, de ses symboles, de ses non-dits et de ses effets de miroir, suffisants pour faire naître le théâtre sans lui adjoindre l’illusion du drame. Le frisson de la scène des aveux s’y fait ainsi d’autant plus fort que l’étreinte garde la pudeur d’origine sans pour autant s’affranchir de sa noirceur.

Car l’obscurité ne quitte jamais cette scène édifiée autour d’un point d’eau, et ne se voit érodée que par la rousseur préraphaélite de la captivante Patricia Petibon, la blancheur ou les dorures de ses robes Christian Lacroix et les éclairages blonds qu’elle attise – savante économie de Bertrand Couderc. En somme, si la lumière ne peut naître que de Mélisande, elle a les atours du feu et de l’or qui éblouissent plus qu’ils n’éclairent. Un sentiment de suffocation, diffus, est à l’œuvre. Entre le château submergé et l’impasse de l’amour interdit, aucune issue ne semble possible, et aucune réponse aux questions posées suffisante. Renaît de cet aveu d’échec la dimension souvent oubliée de l’énigme et du mystère. La direction avertie et mesurée de Louis Langrée, la texture bien peu wagnérienne de l’Orchestre National de France se prêtent particulièrement à une telle lecture, préférant à un nuancier saturé et aux alanguissements appuyés de subtils changements d’humeur, terrassants lorsque nécessaire mais jamais au détriment d’un phrasé minutieux et surtout de l’espace de développement des voix, comme pour rendre à la parole sa primauté. 

Jean-Sébastien Bou connaît le rôle mais lui apporte la nécessaire fraîcheur de l’amour d’enfant, la pureté d’intentions plutôt qu’une Angst surjouée. La clarté du timbre « à la baroque » de Patricia Petibon – économe en effets et vibrato - aux graves éthérés mais aux aigus colorature un peu obstrués, évoque aussi davantage le virginal que la femme fatale, la désarmante innocence que la séduction. Seul non-francophone de la distribution, à la prononciation pourtant presque impeccable, le Golaud de Kyle Ketelsen a, lui, l’aigreur renfrognée du gamin capricieux, et ses échanges avec l’excellent Yniold de Jennifer Courcier la turbulence des disputes fraternelles. Exit, également, la perversion appuyée des figures tutélaires : face à eux, le protecteur Arkel de Jean Teitgen regorge de gravité et de profondeur, et la Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo dit avec délicatesse la tendresse et la crainte de la mère impuissante. Sans exutoire, sans détour, la tragédie se joue pourtant dans un émoi sincère. Et prouve qu’elle n’a rien perdu de ses enjeux.

****1