Commande du Festival d’Aix, créé en juillet 2016, Kalîla wa Dimna est le fruit de la collaboration entre le chanteur, musicien et compositeur Moneim Adwan et le metteur en scène Olivier Letellier. Alors que le premier enrichit la tradition arabe – populaire et classique – d’univers musicaux différents, le second se plaît à raconter des histoires en associant le théâtre à d’autres disciplines artistiques. Le résultat de ce travail est une œuvre lyrique enthousiasmante, au croisement des cultures et des époques.

Les origines du Livre de Kalîla et Dimna, dont Fady Jomar et Catherine Verlaguet ont tiré le livret, sont lointaines. Elles remontent en effet au Pañchatantra, un recueil de contes qui aurait été composé en Inde aux alentours du IIIème siècle avant notre ère. C’est sa traduction en perse, puis en arabe au VIIIème siècle – attribuée à Ibn al-Muqaffa – qui en assura le rayonnement dans le monde arabe et le passage en Occident. Dans l’épisode qui nous est relaté ici, Kalîla, la narratrice conte les édifiantes mésaventures de son frère jumeau Dimna, un homme d’origine modeste dont l’ambition maladive entraîna la perte.

Le souverain, autoritaire autant qu’influençable, règne sous l’emprise de sa mère, qui le coupe du monde extérieur. Cependant il apprend qu’un poète du nom de Chatraba chante les souffrances du peuple. Dimna, qui n’est qu’un modeste conseiller, voit une occasion d’entrer en grâce auprès du roi en lui amenant Chatraba. Contre toute attente, et au grand dam de Dimna et de la reine-mère, les deux hommes se lient d’amitié. Grâce au poète, le monarque découvre alors « la vraie vie ». Ivre de jalousie, Dimna parvient à convaincre le second que les chants du premier sont en réalité des appels à la révolte. Chatraba est alors condamné à mort et exécuté sur-le-champ. Reprenant les choses en main, la reine-mère étouffe la révolte en proclamant ce dernier poète national et en faisant emprisonner et juger Dimna.

Originaire de la bande de Gaza, Moneim Adwan vit en France depuis dix ans ; son parcours en musique, qui reflète celui de sa vie,  lui a donné la conviction que « la musique […] a la pouvoir de transformer les gens ». Son univers musical est un creuset dans lequel se côtoient toutes les cultures et influences du bassin méditerranéen. Ce mélange, tout en dialogue harmonieux, on le retrouve à chaque instant dans Kalîla wa Dimna, où les maqâmât de la musique modale arabe se mêlent aux codes de l’opéra occidental, avec notamment l’alternance d’airs – en arabe – et de « récitatifs » – en français. Les chanteurs sont épatants, à commencer par Ranine Chaar, qui incarne Kalîla. Son chant, fluide, se teinte sans ostentation de riches couleurs, distillant l’espoir, la joie, la tristesse avec une égale justesse. Ses envolées mélismatiques, particulièrement dans les aigus, sont d’une singulière puissance évocatrice. En tant que récitante, elle s’adresse au public comme on raconte une histoire à un enfant, et le charme opère pleinement. De son côté, c’est au service de la perfidie du sombre et torturé Dimna que Moneim Adwan déploie sa science du chant arabe, avec un bonheur et une réussite évidents. Mohamed Jebali campe un roi tout à fait crédible, aussi bien lorsqu’il est soumis à sa mère, que dans la joie presque enfantine que lui procurent l’amitié et les découvertes offertes par Chatraba. Son chant, très équilibré, s’épanouit pleinement dans des mélismes graves qui en disent long sur ses peurs et ses tourments. Par sa voix d’une grande expressivité autant que par son jeu, Reem Talhami confère à la reine-mère toute l’aristocratique autorité qui convient à cette femme de pouvoir peu encline à la tendresse. Aux antipodes, le Chatraba de Jean Chahid est tout en émotion et en intensité dramatique. Il peut compter sur une voix bien projetée dont les graves font merveille dans des mélodies qui empruntent beaucoup – cohérence oblige – à la musique populaire.

Placés à jardin, les cinq musiciens, violon, violoncelle (instrument de dialogue entre les deux cultures), clarinette, qanûn et percussions, accompagnent parfaitement les chanteurs. Soulignant tel ou tel trait de caractère des personnages ou décrivant leurs états d’âme, ils engagent par moments avec les protagonistes un dialogue savoureux (violon, clarinette).

Confiée à Olivier Letellier, la mise en scène est sobre dans tous ses compartiments. Le jeu est assez dépouillé, à l’image de la scénographie, conçue par Éric Charbeau et Philippe Casaban, dont les éléments géométriques figurent le palais (en haut) et la place du peuple, puis la prison (en bas). On peut trouver assez simpliste le fait que chaque personnage vienne déposer sur une sorte de pilier l’animal qui le symbolise. Les costumes de Nathalie Prats sont en cohérence avec le reste, conjuguant tradition et modernité sans relief particulier, à l’exception du manteau du roi. Les éclairages de Sébastien Revel soulignent avec beaucoup de justesse et d’efficacité tant les ambiances que les situations des personnages.

Au-delà de la fable sur la solitude du pouvoir et l’éducation des princes, le principal message de Kalîla wa Dimna nous en est donné par les premiers mots : « Si vous tuez un poète, il renaîtra en mille chansons ».

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