Chroniques

par bertrand bolognesi

Götterdämmerung | Crépuscule des dieux
opéra de Richard Wagner

Opernhaus, Leipzig
- 2 juillet 2017
fin du Ring (Wagner) de Rosamund Gilmore à Leipzig : Götterdämmerung
© tom schulze

Nous nous installons une dernière fois dans l’élégante Opernhaus de Kurt Hemmerling et Kunz Nierade pour assister à la conclusion du festival wagnérien, Götterdämmerung. Dans la nuit du 6 au 7 mai 1945, le crépuscule des idoles autoproclamées est clairement consommé avec la reddition de l’Allemagne à Reims par le Generaloberst Alfred Jodl ; une seconde capitulation – signée à la demande de Staline dans le quartier Karlshorst de Berlin par le général Hans-Jürgen Stumpff, chef de la Luftwaffe, l’amiral Hans-Georg von Friedeburg, qui se suiciderait quinze jours plus tard, et le maréchal Wilhelm Keitel, second d’Hitler à la tête de l’Oberkommando der Wehrmacht, que l’on pendrait en octobre 1946 (verdict du tribunal de Nuremberg) – confirme qu’un autre jour suit la nuit.

Au petit matin du 12 mars 1938, l’armée allemande envahissait l’Autriche, dès après la proclamation de l’Anschluß. Dans le même temps, le metteur en scène Wolfram Humperdinck – fils du compositeur d’Hänsel und Gretel, assistant de Wagner puis professeur de Siegfried, le troisième enfant de Richard et Cosima – préparait un nouveau Ring pour la Wagner-Festwoche de Leipzig.

Lorsque point l’aube du 4 décembre 1943, la maison où s’était donnée cette tétralogie saxonne du Troisième Reich n’est plus que ruines, de même que la digne Gewandhaus, toutes deux détruites par un raid aérien. Les représentations ne cessent pas pour autant, déplacées dans un autre théâtre de la ville jusqu’à ce que les autorités de la DDR décident, dans les années cinquante, d’édifier une nouvelle Opernhaus. Solennellement inaugurée le 8 octobre 1960, elle accueillait quelques jours plus tard la traditionnelle Wagner Festwoche.

C’est dans ce bâtiment que nous suivons la reprise de la production de Rosamund Gilmore [lire nos chroniques des 28 et 29 juin, et celle de la veille]. Le dernier épisode est dessiné par quatre piliers carrés, une façade massive à droite, avec un balcon (le rocher de Brünnhilde), et une large perspective circulaire côté jardin, dont ouvrir et fermer le rideau selon les scènes – décor de Carl Friedrich Oberle. On découvre peu à peu un amoncellement au cœur du dispositif : là sont rangées les caisses d’or du prologue, l’armure de la vierge punie de la fin de la première journée, une aile de corbeau, etc., et même la lance de Wotan – le magasin d’accessoires du Ring, donc.

Le corps de ballet intervient activement dans l’invention générale. C’est d’emblée le cas avec ces nornes consistant en une sorte d’installation de trois danseurs sur lesquels s’appuie chaque chanteuse, dans la dentelle noire d’Erda – Nicola Reichert signe les costumes. Le fidèle Grane est bien là, cothurnes en main lorsque se prépare le voyage de Siegfried. Son élan a quelque chose de formidablement épique que ne réussira plus la production désormais essoufflée par trop de danse. Sur la tête des soubrettes du palais des Gibischungen, de petites cornes de chamois ; un majordome-corbeau gouverne le service – les éternelles figures du conte de la chorégraphe britannique, en parfaite cohérence, jusqu’à l’ennui.

Siegfried et Grane (Ziv Frenkel) découvrent le château par la grande baie vitrée. Gutrune se love en vitrine pour accueillir le héros qui s’extasie devant tous les signes de richesses de cette famille. Les couples anthropomorphes virevoltent en fond de scène au début de l’acte médian, lorsqu’Alberich surgit d’une trappe. Avec la chasse et sa gestion caricaturale du chœur, la proposition semble n’avoir plus grand-chose à dire. Un piano encombre cruellement l’espace scénique, entravant l’entrée de Gunther et Brünnhilde. Nos animaux se battent avec Grane pendant le retour des Rheintöchter, sous une lumière verte opalescente assez réussie qui, à elle seule, évoque le fleuve (Michael Röger). Traînée par les choristes, la dépouille du cerf préfigure la mort de Siegfried pour laquelle les corbeaux conduisent le bras d’Hagen – ainsi est clairement indiquée la volonté de Wotan d’en finir une bonne fois pour toutes. Aux dieux d’alors apparaître, figures passives, ombres d’elles-mêmes. Le corps est déposé sur le piano bientôt incandescent, pour un incendie si stylisé qu’on y croit malaisément. En revanche, un geste qui fait sens retient pleinement l’attention : les silhouettes attaquent les dieux affaiblis tandis que les colonnes s’effondrent.

Dans l’ensemble, le plateau vocal satisfait, avec toutefois quelque inégalité. À ce chapitre, les trois nornes manquent d’équilibre et, surtout, Hagen est rarement en place. On retrouve en Waltraute la digne Fricka de Karin Lovelius qui dispose d’un legato soyeux, l’excellent Jürgen Linn en Alberich musclé, Tuomas Pursio en ferme Gunther, la fraîche Freia de Gal James en Gutrune plus sombre, enfin nos Filles du Rhin – Sandra Fechner en Floßhilde, Sandra Maxheimer en Wellgunde, à l’exception de Woglinde chantée ce soir par Magdalena Hinterdobler. Iréne Theorin n’est plus de la fête, le rôle de la walkyrie étant endossé par Christiane Libor, fulgurante incarnation déjà remarquée à Paris et applaudie ici-même dans Die Feen [lire nos chroniques du 3 juin 2011 et du 24 mai 2013] – son hommage du troisième acte donne le frisson. Timbre clair, souplesse indicible de l’émission, projection jamais forcée et chant d’une grande pureté définissent le Siegfried de Thomas Mohr (Loge dans Rheingold) dont le « Brünnhilde » du souvenir amoureux génère une des plus belles agonies entendues. Félicitons le Chor der Oper Leipzig pour ses interventions vaillantes.

À la tête du Gewandhausorchester, dont les cuivres donnent quelques signes de fatigue pour vite recouvrer une impressionnante santé, Ulf Schirmer conclut brillamment cette Götterdämmerung que la fosse enflamme. Une lumière invasive habite la sérénité des dernières mesures – der Anfang… À regarder en arrière, si d’un point de vue dramatique cette ultime journée n’est pas des meilleures, l’ensemble du Ring de Leipzig bénéficie d’une belle facture.

BB