On en rêvait d'un spectacle capable de submerger une salle venue en pèlerinage musical à l’occasion d’un festival d’été ! Le Festival d’Aix-en-Provence l’a fait ! En invitant la prestigieuse troupe du Bolchoï de Moscou (orchestre, chœur et solistes) pour une représentation unique d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski, la direction du Festival a, en plus d’offrir un cadeau luxueux à ses spectateurs, permis la réalisation d’un miracle.

Le responsable de ce miracle ? Le magicien Tugan Sokhiev ! Bien connu du public français pour son engagement auprès de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, c’est en sa qualité de Directeur musical (poste qu’il occupe depuis 2014) du Théâtre du Bolchoï que le chef d’orchestre était ici présent à Aix. Impossible de se limiter à un seul qualificatif pour évoquer sa direction musicale qui oscille entre raffinement, délicatesse, subtilité extrême et déchaînement de la foudre des passions. Il aura suffi des toutes premières secondes de la soirée pour transporter la salle dans une autre dimension. Les premiers accords suspendent le temps et permettent d’installer une atmosphère à la fois mélancolique et suave. Le tempo est souvent d’allure retenue, y compris dans les célèbres valses des bals, comme pour retenir la tension, comme pour accentuer la fausse jovialité de certaines scènes. Le chef dirige sans baguette, lui permettant ainsi une grande proximité avec son orchestre et une précision parfaite dans ses indications. Les musiciens (chanteurs compris) s’y montrent particulièrement attentifs. Tel un magicien il envoûte chaque pupitre de l’orchestre et chaque note de la partition. Tel un orfèvre, il fait ressortir le moindre détail, la moindre intention avec une subtilité et une agilité confondante. Tel un grand chef, il sait tirer parti des qualités mais aussi des défauts de son orchestre et ne focaliser l’attention des spectateurs que sur les premières. Le résultat est confondant d’intelligence comme lors du duel entre Onéguine et Lenski où la noirceur et la tension du drame sont superbement mises en valeur. Et puis vient l’ultime duo entre Tatiana et Onéguine en crescendo progressif totalement haletant.

Guidé par une si fine direction, l’Orchestre du Bolchoï, malgré des attaques pas toujours très nettes et quelques « couacs », envoûte lui aussi par le son si caractéristique qu’il est capable de proposer. Des cordes sans chichi, franches, parfois acides et à la fois languissantes se font entendre, mais aussi des cuivres à des années lumières du stéréotype triomphal qui leur colle souvent à la peau. Un régal d’engagement et de sincérité spontanée ! Dans la même veine, les chœurs du Bolchoï, préparés par Valery Borisov, offrent des moments de musique grandioses mais sans overdose dans les décibels. La cohésion n’est jamais mise à mal, chaque pupitre se montre digne d’une écoute exemplaire et d’un soin tant dans les nuances que dans la recherche d’une cohésion sonore optimale.

Enfin, le plateau vocal réuni ce soir frôle la perfection tant son homogénéité est idéale et le niveau remarquable. Notons que, bien que la représentation soit présentée en version de concert, les solistes chantent sans partition et investissent pleinement leur rôle autant dramatiquement que musicalement.

Malgré une première partie quelque peu en retrait, l’Onéguine d’Igor Golovatenko prend toute son ampleur après l’entracte notamment lors de l’ultime duo avec Tatiana où les trois dernières lamentations sont incroyablement dramatiques. La Tatiana d’Anna Nechaeva est totalement divine, terriblement attachante et magistralement en voix. Aigus généreux, souffle utilisé à bon escient, détail et soin dans le texte ainsi que dans les nuances sont à relever. Son air de la lettre est magistral tant la fragilité, la sincérité et l’intelligence du personnage sont perceptibles. Une fois devenue l’épouse du Prince Grémine, elle se montre altière et porte haut son chant, devenu tout aussi noble que sa condition. Le Lenski de Bogdan Volkov se met la salle dans la poche dès ses premières notes avec un timbre frais et délicat. Il est le jeune premier romantique idéal et rayonne totalement lors de son air « Kuda kuda » par une sophistication du chant particulièrement remarquable au niveau des variations de couleurs dans la voix ainsi que des intentions dramatiques et musicales. Les aigus sont amenés sans dureté, parfois dans un extrême pianissimo laissant les spectateurs totalement suspendus à ses lèvres. Rien à redire non plus du côté d’Olga d’Evgenia Asanova et des charmantes Madame Larina et Filippievna interprétées respectivement par Irina Rubtsova et Svetlana Shilova. Si le Prince Grémine d’Ain Anger ne fait pas vraiment dans la finesse malgré une superbe voix, le Monsieur Triquet de Stanislav Mostovoy est délicieusement attachant.

En définitive, un spectacle dont on ressort totalement chamboulé, bouleversé et imprégné par cette mélancolie si caractéristique de l’écriture musicale de Tchaïkovski. Une version de concert comme on aime à en voir, où plutôt à entendre : l’oreille y est comblée et l’attention uniquement concentrée sur les merveilles de la musique de Tchaïkovski magistralement servie.

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