La Clémence de Titus par Currentzis, chirurgien dansant
Le dramatisme de la Sinfonia annonce déjà l’interprétation extraordinaire de cette soirée. L’orchestre, sur instruments d’époques et dont les cordes sont debout, est très vivant et très à l’aise. Il crée beaucoup de reliefs, notamment par ses accents marqués, le premier violon sautant parfois avec énergie. Il est évidemment le reflet de son chef : Teodor Currentzis ne tient pas en place. Déjà, sa grande stature l’élève au-dessus de tous ses musiciens. Mais cela ne suffit pas, car il s’avance jusque devant les altos pour être encore plus au milieu de sa phalange, avant de revenir à son pupitre, pour reculer davantage. Certains chefs donnent l'impression de danser, celui-ci fait bien plus : il est danseur.
Le premier récitatif de Vitellia, interprétée par la soprano canadienne Karina Gauvin, est l’occasion de montrer la puissance de sa voix, nuancée, avec des piani présents, de beaux graves et des aigus faciles. Elle est aussi à l'aise scéniquement que vocalement. La mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, qui incarne Sesto, présente les mêmes qualités, avec en plus un regard très communiquant. Karina Gauvin sait se détacher de sa partition pour interpréter son personnage et Stéphanie d’Oustrac ne lit que rarement sur sa discrète tablette. L’air de Vitellia « Deh se piacer mi vuoi » (De grâce, si tu veux me plaire – Acte I, scène 2) est joliment interprété mais un peu perturbé par le chef aux gestes extravagants, qui s’avance jusque tout près de la chanteuse et prononce presque à sa place les consonnes. Dans un pareil moment, cette direction aurait de quoi agacer.
Anna Lucia Richter et Jeanine de Bique (© GTG-Carole Parodi)
Jeanine De Bique interprète avec noblesse Annio, sans jamais avoir besoin de partition. Après les premières interventions très convaincantes des sopranos précédentes, le timbre de celle-ci paraît moins lumineux et la diction moins parfaite. Pourtant le timbre est aussi très beau et la projection puissante. Sa couleur veloutée est très complémentaire à la clarté de Stéphanie d’Oustrac, d’où de très beaux duos.
Le chœur, disposé de part et d’autre de la scène, immerge le spectateur dans le son très homogène et très majestueux de l’accueil de Titus (acte I, scène 5). Il en est de même pour le Publio, conseiller de Titus, de Sir Willard White, basse autoritaire et profonde, qui sait s’imposer. La voix manque un peu d’articulation et semble se fatiguer au fil de la soirée, mais elle est toujours assurée et très convaincante dans l’interprétation du rôle. L’empereur Tito est chanté par Maximilian Schmitt, à la belle voix de ténor, projetée et élégante. Il ne semble toutefois pas à son aise, même lorsque l’orchestre lui tisse un merveilleux tapis, ne s’éloignant jamais de son pupitre.
Jeanine de Bique, Karina Gauvin, Anna Lucia Richter, Stéphanie d'Oustrac, Teodor Currentzis, Maximilian Schmitt et Willard White (© GTG-Carole Parodi)
Le joyeux Benedictus de la Messe en ut mineur est une sorte d’interlude en plein milieu de la scène 5 de l’acte I, entre deux récitatifs. La souriante Jeanine De Bique y fait preuve d’un souffle maîtrisé et d’une belle direction de phrasé. À la fin du Benedictus, le chœur, sans partition (sauf deux), se tourne vers le public, l’enveloppant encore davantage de son, qui plus est très beau et plein. D’Oustrac et De Bique, excellentes comédiennes, la première par son incroyable regard, la seconde par ses gestes économes mais parlants, chantent un touchant duo d’amour (Acte I, scène 7).
Stéphanie d'Oustrac et Teodor Currentzis (© GTG-Carole Parodi)
Anna Lucia Richter, qui est ce soir Servilia, entre sur scène pour le Laudamus te de la Grande Messe, juste après l’air « Grazie, o Numi del ciel » (Grâces soient rendues aux cieux) de Tito. Cet extrait religieux trouve ici très bien sa place, avec un ensemble très vivant et une soprano sincère. La voix d’Anna Lucia Richter est bien dans tous les registres, à l’aise dans toutes les vocalises. Bien que sa belle morphologie n'y prépare pas, ses graves sonnent agréablement (cependant que ses belles vocalises manquent un peu de rondeur dans ses aigus qui peuvent paraître un rien agressifs). Elle est évidemment fort applaudie.
Mozart avait emmené à Prague le clarinettiste Anton Stadler, pour lequel il a préparé quelques belles pages. Considéré à juste titre comme un soliste, le clarinettiste du soir s’avance sur le devant de la scène pour son duo avec Sesto « Parto » (Je pars – Acte I, scène 9). Leurs timbres se marient bien, grâce à une véritable communication, auditive et visuelle. Dans cet air, l’orchestre et Stéphanie d’Oustrac suspendent le temps par leurs pianissimi quasi silencieux, mais toujours audibles. Le public ne peut s’empêcher d’acclamer ce moment magique. Après le trio apprécié de Vitellia, Annio et Publio « Oh come un gran contento. Come confonde un cor » (Ah, dans quel trouble un grand bonheur jette-t-il les cœurs ! – Acte I, scène 10), Currentzis propose un arrangement de l’Adagio et fugue en ut mineur de Mozart, « écho à l’intérêt que portait Mozart à Bach » et aux « questions existentielles de la vie » posées par les oratorios de Haendel.
Le second acte débute non pas par un long récitatif mais le tragique Kyrie de la Messe en ut mineur, symbolique d’une « communauté unie face aux atrocités d’un attentat », tout le monde pensant Tito assassiné lors de l’incendie du Capitole. Le chœur, aux consonnes prononcées, immerge l’auditeur dans une belle stéréophonie, grâce à sa disposition. Avec l’orchestre, qui joue son rôle d’accompagnateur du chœur, l’ensemble vocal musicAeterna présente de belles couleurs qui mettent en valeur toutes les voix et leur place dans l’harmonie. La soliste, Jeanine De Bique, fait preuve de contrastes, d’un beau phrasé – très rarement forcé –, de piani présents et des notes tenues hypnotiques. Bien que les « ss » du chœur pourraient être mieux synchronisés – la disposition n’aide certainement pas –, l’effet de ce Kyrie est sublime. Pour ramener l’oreille dans la bonne tonalité, le piano-forte « improvise » une courte et efficace modulation.
Pour cet acte, l’orchestre semble commencer à fatiguer : les bois perdent de leur justesse – certainement l’instabilité des instruments d’époque –, les cuivres laissent échapper quelques canards et les cordes ne sont plus aussi parfaitement coordonnées. Le spectacle du chef persiste jusqu'à diriger, tout proche, le charmant duo du piano-forte avec le théorbe.
Karina Gauvin, Anna Lucia Richter, Jeanine de Bique, Willard White et Teodor Currentzis (© GTG-Carole Parodi)
Le Qui tollis de la Messe, en plein milieu de la scène 4 de l’acte II, semble, encore une fois, suspendre le temps, avec les contrastes du double chœur et les impressionnants aigus et vocalises de Jeanine De Bique. Les récitatifs qui suivent sont émouvants. Celui de Tito « Ha Sesto, duque è vero ? » (Sextus, est-ce donc vrai ? – Acte 2, scène 5 – en partie rajouté par Currentzis) l’est particulièrement par de grands silences. L’effet est efficace. L’acte II est rempli d’airs de lamentation : Currentzis et ses solistes donnent alors une vision psychologique individualisée à chacun. Tous sont appréciés par le public qui les applaudit sincèrement.
L’œuvre se termine par un tutti d’une puissance formidable, avec le chœur et le sextuor réunis. Mais, étrangement, l’arrangement de Teodor Currentzis n’est pas terminé : alors que les solistes et le chœur restent immobiles sur scène, l’orchestre interprète la sombre Marche funèbre maçonnique de Mozart. Ni le chef russe d’origine grecque, ni le metteur en scène américain ne semblent justifier dans le programme ce choix d’œuvre tragique pour clore l’opéra, si ce n’est sans doute l’aspect franc-maçon de l’œuvre – composée, rappelons-le, dans la même période que La Flûte enchantée, à laquelle renvoient diverses interprétations maçonniques.
Lors des saluts, tous les solistes et particulièrement le chef sont acclamés par le public qui se lève dès le premier rappel. Currentzis fait ici preuve de beaucoup d’audaces, par un travail titanesque de la partition et son interprétation, opérant une véritable chirurgie esthétique de cet opéra. Toute proposition nouvelle est discutable, mais il a le grand mérite de proposer. Les musiciens de cette trempe ne finiront donc pas de nous faire débattre et redécouvrir ce que nous pensions connaître.
Cette Clémence de Titus reviendra le 15 septembre prochain au TCE : réservez ici sans plus attendre.