Claude Debussy (1862–1918)
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en cinq actes et dix-neuf tableaux
sur un poème de Maurice Maeterlinck.

Mise en scène, décors : Robert Wilson
Costumes : Frida Parmeggiani
Lumières : Heinrich Brunke et Robert Wilson
Dramaturgie : Holm Keller

 

Avec :

Étienne Dupuis, Pelléas
Elena Tsallagova, Mélisande
Luca Pisaroni, Golaud
Franz-Josef Selig, Arkel
Anna Larsson, Geneviève
Jodie Devos, Le Petit Yniold
Thomas Dear, Un Médecin, Le Berger

Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Paris, (chef de chœur : Alessandro Di Stefano)

Direction musicale : Philippe Jordan

19 septembre 2017 à l'Opéra Bastille

On ne présente plus le Pelléas de Bob Wilson, créé in loco voilà exactement vingt ans à l'Opéra Garnier. Œuvre éminemment visuelle et picturale, cette production donne de la partition de Debussy un équivalent de gestes et de lumières. Si l'extase wilsonienne élève l'immobilité au rang de vertu, l'éloignement des protagonistes tient à bonne distance un théâtre qui ne demande pourtant qu'à surgir.

 

 

À l'Opéra de Paris, les directeurs passent et le Pelléas de Bob Wilson demeure… L'adage est d'autant plus singulier qu'on ne rencontre pas fréquemment le succès aussi invariable que recueille une production qui tombe sans un pli sur une œuvre redoutablement belle et difficile. Créé voilà vingt ans sous les ors du Palais Garnier, ce spectacle revient à l'affiche pour une septième saison, désormais dans la vaste nef de l'Opéra Bastille depuis 2004. Travaillant son missel symboliste de l'intérieur, Bob Wilson transforme le drame de Maeterlinck en une galerie d'images saisies en plan fixe reliées entre elles par des enchaînements mobiles d'un esthétisme quasi-suffocant. Entre hiératisme japonisant et transitions à l'articulation ultra minutieuse, le théâtre cherche sa place – quitte à se contenter d'une forme de présence en creux et se faire carrément oublier. C'est en cela que réside la force (et le plus grand défaut) d'un imaginaire imagilâtre qui fait jouer à la fascination rétinienne les premiers rôles.

La précision et la parcimonie des gestes invitent le regard à se focaliser sur une impression d'ensemble, à la manière d'un tableau ou un cliché qu'on détaille. L'attention est comme la bougie décrite par Francis Ponge, elle finit par se noyer dans son propre aliment ; le regard attire le regard et tourne en boucle sur lui-même, sans se préoccuper d'une action réduite à des signes et des mouvements. Il faut dire sur ce point que le texte de Maeterlinck est comme une proie facile et prête à dévorer par le "système Wilson". Systématique autant que fascinant, ce "système" tend à remplacer l'art de la mise en scène par ce qu'on pourrait appeler une mise en place. Réduite à un storyboard avec le chant et la musique en guise de commentaire en direct, l'action est portée par des protagonistes que Wilson s'escrime à ne jamais mettre en contact les uns avec les autres. Irritant autant qu'admirable, ce jeu à Ne-me-touchez-pas-ne-me-touchez-pas trouve ses limites quand, au lieu d'explorer le texte et la prolixité de ses significations, il tourne autour comme une chorégraphie verbale entre évitement et évidement.

Suspendue en haut d'une tour aux allures de plongeoir de piscine, Mélisande fait mine de peigner de longs cheveux à la virtualité inversement aussi ridicule que la très littérale cascade capillaire vue récemment au TCE (https://wanderer.legalsphere.ch/2017/05/de-kareol-a-allemonde/). Pelléas se tient côté jardin, prisonnier d'un costume d'un blanc virginal aux allures d'une tenue règlementaire d'un employé des halles de Rungis. Il est à bonne distance d'elle et mime l'extase de tenir dans ses bras la précieuse chevelure. Tout ceci est bon enfant mais porte bien mal son âge, tout comme ce petit Yniold en culotte bouffante qui semble échappé d'un Monteverdi ou ce berger sans moutons qui marche de profil tel un pharaon égyptien qui se découpe sur une frise monochrome.

Cette perpétuelle lumière subtile variation entre blanc-cobalt et bleu-Klein agit comme la signature graphique du designer Wilson. Invariablement baigné par ce halo apaisant autant que réfrigérant, le regard saisit les échos qui relient symétriquement des scènes comme celle de la fontaine des aveugles avec les souterrains. À la belle tension qui mène au meurtre de Pelléas répond l'enlisement relatif de l'acte V. Les personnages se figent progressivement comme une insoluble combinaison de pièces sur un échiquier invisible. L'Arkel chenu semble se fondre entièrement dans sa barbe infinie tandis que les poignets anguleux et menaçants de Golaud tentent une dernière agression sur la pauvre Mélisande dont l'unique geste sera de relever l'avant-bras vers le ciel. La puissance onirique d'une musique en forme d'ondoiement perpétuel fait de Pelléas un prolongement possible, dissimulé entre l'adoration du Graal parsifalien et la très-murmurante forêt de Siegfried. Bob Wilson se saisit des transitions comme un équivalent visuel aux Verwandlungsmusik qui, chez Wagner, changent le temps en espace. Ainsi les arbres mobiles, les ondulations liquides qui se reflètent sur le mur du fond ou bien le déroulé latéral qui révèle par des griffures d'encre noire les effrayants souterrains… du grand art évidemment.

Côté plateau, la talentueuse Elena Tsallagova est une nouvelle fois Mélisande, aux côtés d'un Etienne Dupuis à qui revient la lourde tâche de succéder à Stéphane Degout. Si la fraîcheur adamantine du soprano russe dessine au personnage un écrin de bon aloi, l'application sonore et très articulée du Pelléas de Dupuis peine à fusionner complètement avec elle comme c'était le cas il y a deux ans avec Degout. Les voix font chambre à part, comme séparées par l'application de chacun à chanter impeccablement son Debussy, peu aidées sur ce point par la mise en scène.

Pour ses premiers pas en Golaud, Luca Pisaroni porte admirablement la fureur rentrée d'un personnage qu'il saisit à la lumière d'un travail exigeant, sous les bons auspices d'un José van Dam à la fois modèle admiré et mentor de luxe (lire à ce sujet l'interview http://wanderer.legalsphere.ch/interview/a‑decouverte-de-golaud/ ). La projection et le phrasé ne demandent qu'à se rôder au fil des représentations mais les contours expressifs du personnage sont déjà en place et portent la marque d'un futur grand Golaud. Nettement en retrait, la Geneviève d'Anna Larsson fait flotter les mots de sa lettre dans une résonance continue qui produit du son au lieu d'émouvoir. Constat quasi-similaire pour l'Arkel de Franz-Josef Selig, dont le français très droit laisse en route le bouleversement intérieur, tandis que la candeur très juste de Jodie Devos fait du petit Yniold un quasi-Chérubin. Thomas Dear enfin, complète cette distribution, successivement berger et médecin mais sans forcer son talent. Dirigeant à mains nues avec une attention palpable aux détails et à la respiration musicale, Philippe Jordan cherche ostensiblement son Pelléas dans une manière expressive à la fois très respectueuse et bien dessinée. Il manque à ce raffinement souvent ostentatoire la densité d'un théâtre, il est vrai bien absent de la scène. Le geste lisse les aspérités dans une forme de pureté diaphane qui fait l'apologie d'un Debussy à la ligne éminemment architecturée mais d'une couleur trop égale.

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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