Faire vivre en harmonie tradition et modernité est une des vocations de l’Opéra Comique, comme se plaît à le rappeler son directeur, Olivier Mantéi. Or justement, la Salle Favart fait sa rentrée avec Miranda, une création lyrique contemporaine sur des musiques baroques, qui entend bien répondre à cette double exigence.

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© Pierre Grosbois

Si Henry Purcell n’a composé qu’un seul véritable opéra – Dido and Æneas –, on lui doit une importante production de musique dite de scène. Il a en effet composé – ou contribué à – une vingtaine de « semi-opéras », genre mêlant théâtre et musique, très populaire dans l’Angleterre du XVIIème siècle. Alors que certaines de ces pièces sont restées célèbres, telles King Arthur et The Fairy Queen, d’autres sont quasiment tombées dans l’oubli. Or c’est précisément à ces partitions rares et dispersées que Raphaël Pichon a voulu redonner vie. Fort du succès de sa première collaboration avec la metteuse en scène Katie Mitchell (Trauernacht, spectacle d’après des cantates de J.S. Bach créé au Festival d’Aix-en-Provence en 2014), c’est naturellement vers elle qu’il s’est tourné pour donner corps à son nouveau projet. Pour ce qui est de l’argument, les deux complices ont choisi La Tempête de Shakespeare. Mais plutôt que de reprendre la pièce originale, ils en ont imaginé la suite avec l’aide de la librettiste Cordelia Lynn.

Dans La Tempête, dont elle est l’unique personnage féminin, Miranda (littéralement « celle qui doit être admirée ») occupe une place secondaire, se contentant de subir les volontés et les outrages des hommes (« exilée, violée, mariée »). Ici au contraire, elle est l’héroïne et détient tous les pouvoirs. Treize ans après avoir quitté l’île sur laquelle elle avait été exilée avec son père, elle vient dire sa vérité et régler ses comptes dans un huis clos des plus oppressants. À l’image de la metteuse en scène, Miranda est une combattante féministe intransigeante.

L’action se déroule de nos jours, dans une église du Suffolk où se préparent les funérailles de Miranda, que tout le monde croit morte, mais qui, en réalité, a mis en scène sa propre disparition pour assouvir sa vengeance. En pleine cérémonie, Miranda fait irruption dans l’église, vêtue d’une robe de mariée, le visage dissimulé derrière un voile. Elle prétend vouloir dire la vérité sur ce qui s’est passé sur l’île de La Tempête. Pour respecter la forme des semi-opéras de l’époque, cette vérité est représentée sous la forme d’un masque – une courte scène de pantomime incrustée dans l’œuvre et destinée par ses révélations à en bouleverser le déroulement. Ainsi, confrontés sous la menace d’une arme à leurs fautes et lâchetés, les hommes sont contraints à un examen de conscience éclair, qui amène Ferdinand (le mari) à demander pardon et Prospero (le père) à envisager le suicide.

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© Pierre Grosbois

L’édifice dramaturgique est cohérent, mais il maintient sous tension spectateurs et chanteurs du début jusqu’à la fin. À la différence du théâtre shakespearien, aucune respiration n’est offerte : pas un seul trait d’humour ou de légèreté ne vient relâcher la pression. Pour le spectateur, cela implique un gros effort de concentration. Pour les chanteurs, c’est évidemment plus compliqué encore ; au reste, les voix ne se livrent pleinement que dans le dernier tiers de la représentation.

Pour servir cette musique largement méconnue du grand public, l’Opéra Comique a réuni un plateau de grande valeur dont l’engagement total doit être admiré. Dans le rôle-titre, Kate Lindsey explore toutes les dimensions de cette femme meurtrie, ivre de vengeance. Si, comme ses partenaires, elle semble éprouver quelques difficultés dans la première partie, sa voix se libère ensuite totalement, pour déployer toute une palette de couleurs sombres d’où jaillit par moments le feu d’un métal en fusion. Sur certains passages, la diction est un peu brumeuse, mais la prononciation des consonnes initiales et finales est un modèle d’expressivité. Anna, la jeune épouse de Prospero trouve en Katherine Watson une incarnation à la fois intense et délicate : intense par l’émotion que suscite son timbre aux multiples richesses et qui culmine avec un « The Plaint (O Let Me Weep) » à donner la chair de poule ; délicate par ses nuances et sa diction. Henry Waddington (souffrant lors de la première) convainc dans le rôle d’un Prospero, d’abord brisé par le chagrin, puis incapable de rétablir la communication avec sa fille. La belle voix d’Allan Clayton projette une puissance et une lumière qu’un travail minutieux lui permet d’assombrir pour peindre le désespoir de Ferdinand. Le beau timbre cuivré de Marc Mauillon sied à merveille au pasteur qui scande ses prières avec un mélange de bienveillance compatissante et d’impuissance désabusée. Enfin, on est aussi en admiration devant la pureté de la voix de soprano et le talent du jeune Aksel Rykkvin, quatorze ans, qui incarne Anthony, le fils de Miranda et de Ferdinand.

Sous la direction de Raphaël Pichon, l’Ensemble Pygmalion se montre en tous points excellent. Tout dans la partition (dont toutes les pièces, sauf huit, sont de Purcell) est douleur, chagrin, mélancolie ; nonobstant, évitant soigneusement les pièges du pathos larmoyant (en particulier pour ce qui concerne les cordes), chaque note, parfaitement équilibrée, distille une émotion juste. Ainsi, ce qui aurait pu apparaître comme un patchwork musical coule de source, sans hiatus ni accroc. Tout aussi admirables et émouvantes sont les interventions du chœur, remarquable de précision et de cohésion.

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