Après sa création en juillet au festival d’Aix-en-Provence, Pinocchio, septième opéra de Philippe Boesmans, est à présent en tournée. Après le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, c’est à l’Opéra de Dijon que la production fait étape, avec la même distribution et les mêmes musiciens qu’à Aix, mais sans entracte.

Après le succès d’Au Monde (2014), Philippe Boesmans et Joël Pommerat se sont retrouvés pour une deuxième collaboration. Le compositeur avait envie de faire « un petit truc pour les enfants ». Par manque du temps nécessaire pour créer un livret ex nihilo, l’homme de théâtre proposa d’adapter sa pièce Pinocchio. Il en résulte une œuvre assez foisonnante, dans laquelle cohabitent le comique et l’étrange ; une œuvre aux multiples niveaux de lecture qui s’adresse à tous en posant une multitude de questions sur le bien, le mal, la vérité, le mensonge, l’humanité. Loin de la vision édulcorée du film de Walt Disney, ce Pinocchio redonne au conte de Collodi sa noirceur et sa cruauté.

Théâtre dans le théâtre, l’histoire, transposée à l’époque contemporaine, est jouée par une troupe aux effectifs réduits : six interprètes s’y partagent seize rôles. Le directeur de la troupe en est le narrateur, qui s’adressant directement au public, lui promet d’emblée de ne jamais lui « dire autre chose que la vérité ». À peine Pinocchio est-il « mis au monde » qu’il est déjà en prise avec ses réalités matérielles et reproche à « son père » sa pauvreté. Sa première préoccupation, gagner de l’argent, va l’entraîner dans une série de mésaventures qui constitueront son rite de passage de l’enfance à l’âge adulte, ou plutôt de l’état de pantin de bois à celui d’être humain.

Pour cette mise en scène très réussie, Joël Pommerat recourt à la sobriété et joue subtilement sur les registres du clair et de l’obscur, du rire et de l’étrange. Le dispositif scénique est dépouillé : les superbes décors et lumières conçus par Éric Soyer font se succéder un « arbre-monde », un cabaret, une prison, la demeure d’une fée, une école, le ventre d’un monstre marin. La poésie est partout, comme dans l’évocation de la mer grâce à des lignes de lumière bleue en mouvement. Pour ce qui est du côté obscur, le directeur du théâtre semble tout droit sorti du Nosferatu de Murnau. Et le masque de douleur projeté en fond de scène tandis que le père est en train de façonner le pantin ne manque pas de renvoyer à ces peurs enfantines que les contes ont pour fonction d’exorciser. Seule la fée fait l’objet d’un traitement plus conventionnel, n’était sa jupe à crinoline haute de trois mètres : elle constitue l’archétype intangible qui ancre le conte dans le merveilleux. Le langage enfin est condensé ; chaque mot est soigneusement pensé et pesé pour délivrer sa part de vérité, quel que soit le registre utilisé. Le comique est omniprésent, à commencer par les insolentes répliques du pantin : « T’as de l’eau de vaisselle dans les tuyaux ? » demande-t-il à son père. Et sur le plan musical, on rit d’aussi bon cœur devant la fanfare qui joue faux.

Les six chanteurs sont remarquables. Toutefois, c’est Stéphane Degout qui porte littéralement la représentation. Qu’il parle ou qu’il chante, qu’il soit directeur de troupe, escroc ou meurtrier, sa voix superbement timbrée – ou savamment détimbrée – et projetée sans jamais faillir, exerce une attraction quasiment magnétique. Au sommet de son art, le baryton dispense avec une égale efficacité l’humour et le mystère. Dans la peau – ou plutôt le bois – de Pinocchio, Chloé Briot est très convaincante et fait preuve de moyens vocaux qu’on aura beaucoup de plaisir à entendre dans des rôles plus lyriques. De sa voix ample et charnue, Vincent Le Texier offre à ses trois personnages – le père, un meurtrier et le maître d’école – une incarnation très vivante et engagée. Tour à tour escroc, directeur de cabaret, juge, meurtrier et marchand d’ânes, l’impeccable Yann Beuron distille généreusement le miel et le fiel, la noirceur et la lumière, avec en point culminant le délicieux pastiche de l’air de Mignon d’Ambroise Thomas, qui devient ici « Connais-tu le pays où fleurit ton argent ? ». La mezzo-soprano Julie Boulianne donne à la chanteuse de cabaret gouaille et sensualité, puis devient avec autant de naturel le cancre qui détournera une dernière fois Pinocchio du droit chemin. C’est à Marie-Ève Munger que revient le rôle de la fée, cousine de la Cendrillon de Massenet, telle que Philippe Boesmans l’a voulue, c’est-à-dire une soprano colorature, conforme au stéréotype de la fée à l’opéra. La voix est agile et claire, pleine de douceur, par moments teintée d’autorité. Par bonheur, elle a perdu toute trace de cette légère acidité qui l’avait quelque peu desservie en début de saison dans Fantasio.

Dans la fosse, sous la direction d’Emilio Pomarico, les dix-neuf musiciens du Klangforum Wien servent avec minutie cette partition qui multiplie les allusions, clins d’œil et citations de Debussy, Ravel, Richard Strauss, Massenet et quelques autres. Le dialogue entre l’orchestre, les chanteurs et les trois excellents musiciens de scène – Tcha Limberger (violon tzigane), Fabrizio Cassol (saxophone) et Philippe Thuriot (accordéon) – est un modèle d’équilibre.

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