Plus de quarante ans ont passé depuis la dernière représentation du War Requiem de Britten à Lyon. Et ce n'était qu'une version concert ! C'est donc avec une certaine fébrilité que les spectateurs gagnent leur siège à l'appel de la cloche, conscients d'assister à un spectacle rarement donné et unique en son genre. Le livret de l’œuvre est composé des textes de la Missa pro defunctis dans lesquels sont enchâssés des poèmes de Wilfred Owen. “Ces poèmes sont magnifiques", disait Britten, "pleins de haine pour toute destruction, une sorte de commentaire de la Messe. […] Ils doivent être chantés avec la plus grande beauté, la plus grande intensité et sincérité.” L'on peut déjà assurer que le souhait de Britten fut respecté à la lettre.

Point de lever de rideau théâtral, le chœur entre sur scène par petits groupes et va se placer sur des praticables au fond du plateau. L'orchestre de chambre est sur scène, à jardin, tandis que le chœur d'enfants de la Maîtrise l'Opéra de Lyon est placé à cour. Point non plus de longue introduction orchestrale, on entre immédiatement dans le vif du sujet. Le chœur égrène les premiers mots de la Missa qui nous parviennent comme d'un autre monde. Procession lente et sombre, dans l'obscurité. Les voix d'enfants s'élèvent, répondant au grand chœur. L'action se concentre sur une scène centrale, renforçant la volonté de Yoshi Oida de nous faire tous spectateurs du drame guerrier qui se joue.

« What passing-bells for these who die as cattle ? / Quel est le glas pour ceux qui sont morts comme des bêtes ? », la voix ronde de Paul Groves emplit l'espace avec aisance, les aigus sont précis et larges. Dans la fosse, l'ironie grinçante du triton nous accable, les bois imitent les sifflements d'obus. Les mouvements sont lents, chorégraphiés avec soin. Rien ne semble laissé au hasard. Un long silence sépare chaque numéro. Nous ne somme pas habitués à de si longues transitions si bien qu'elles deviennent pesantes mais servent parfaitement l'économie de l’œuvre. La guerre semble se manifester au cœur même de ces silences, espaces intermédiaires sans tirs où seule règne la mort.

Le Dies Irae de Britten, à l'inverse de celui de Verdi, exprime une violence toute intérieure, contenue. Le chœur nous fait face et devient une force orchestrale à part entière qui commente la détresse de l'épouse pleurant son défunt mari mort sur le front. Ekaterina Scherbachenko entame le « Liber Scriptus », dont les rythmes pointés accentuent les douloureux accents de la voix aux mille couleurs de la soprano. Le duo suivant entre Paul Groves et Lauri Vasar contraste très fortement avec la sombre majesté du numéro précédant, l'orchestre grimaçant semble soudain sautiller et les deux chanteurs se répondent de part et d'autre d'un épouvantail affublé d'une tête de mort. La légèreté de ce passage suggère bien davantage le déni de l'horreur qu'une armistice.

On arrive au Lacrimosa, sommet pathétique de l’œuvre. Le chœur, préparé pour l'occasion par Genevieve Ellis, excelle dans la nuance et déroule un sublime tapis pour la soprano solo qui peut faire montre de toute sa technique. L'air est redoutable : nombreux sauts d'octave, intervalles diminués, dissonances… Tenant trois lys sur sa poitrine, elle les dépose les uns après les autre sur le cercueil avant de les y enfermer. Scène d'une simplicité désarmante qui émeut profondément. Les numéros se succèdent, les interventions des solistes les ponctuent, le chœur est tantôt en arrière plan, spectateur, tantôt en avant-scène, pleinement acteur et impose un son puissant. Les choristes, particulièrement attentifs l'un à l'autre, semblent faire bloc. Ils sont particulièrement impressionnants de précision lors des passages à découvert tant les résolutions sur des accords majeurs sont lumineuses et nettes. 

Quant à l'orchestre, il semble porté par la fougue de son nouveau chef permanent Daniele Rustioni. Tantôt sombre et lourd, tantôt guilleret et sautillant, ce jeu de contrastes valide le caractère tragi-comique de la mise en scène. 

Que dire si ce n'est que nous avons eu la chance d'assister à une première avec trois chanteurs d'exception, dans une mise en scène sombre et sobre qui permet au texte, aux voix et à l'orchestre d'exister pleinement. On ressort de là quelque peu troublé, conscient d'avoir assister à une œuvre qui résonne pleinement dans notre actualité, mais tout de même heureux. Certainement pas aussi heureux cependant que Daniele Rustioni qui, au moment des saluts, n'a de cesse de féliciter chacun des protagonistes de cette belle ouverture de saison, immense sourire aux lèvres et poings levés en signe de victoire !

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