Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Antilope | L’antilope
opéra de Johannes Maria Staud

Wien Modern / Neue Oper, Vienne
- 16 novembre 2017
L'Antilope, un opéra de Johannes Maria Staud mis en scène par Dominique Mentha
© armin bardel

En ce troisième soir au festival Wien Modern qui fête ses trente ans d’existence, c’est à l’opéra que nous nous rendons, plus précisément au Neue Oper, installé au cœur du Museum Quartier. Coproduit par le Lucerne Festival où il fut créé en 2014, l’Opéra de Cologne et la Fondation Haydn de Bolzano, l’ouvrage résulte d’une collaboration entre le poète saxon Durs Grünbein et le compositeur tyrolien Johannes Maria Staud (né en 1974). Die Antilope n’est pas le premier essai entre les deux artistes : dix ans plus tôt, à l’opéra de Francfort, ils présentaient Berenice d’après le récit éponyme d’Edgar Poe. Cette fois, leur inspiration puise à deux sources littéraires : Bartleby, the Scrivener (a story of Wall Street), nouvelle d’Herman Melville (Dix & Edwards, 1856), et Eleutheria, pièce de Samuel Beckett écrite en 1947 (en langue française), publiée seulement en 1995 et dont la première eut finalement lieu en mai 2005, en traduction anglaise, à l’initiative du Naqshineh Theatre de Téhéran.

En s’ouvrant, le rideau révèle une grande table de banquet. Dames en robes noires et messieurs en costumes de même ton font face au public, devant un mur jaune fort lumineux, percé de trois fenêtres stylisées (décor de Werner Hutterli). Cette assemblée porte des masques d’animaux, noirs et très esthétiques – sanglier, lapin, girafe, buffle, kangourou, chat, singe, canard, crocodile, panthère, hippopotame, toucan, etc., et antilope, bien sûr. Deux têtes d’oiseaux lancent une fête d’entreprise. Sous la nappe se cache un employé qui, dépourvu de la tenue réglementaire, laisse voir son visage sur une vêture personnelle (costumes d’Ingrid Erb). On l’oblige à se lever, on tente de le faire danser, sans succès.

Victor n’est pas intégré à ce groupe dont les codes lui échappent. À elle seule, sa différence montre sa désapprobation d’un bavardage ridicule, dénué de sens, qui n’a d’autre but que de créer du lien, entre deux gorgées de champagne. La secrétaire de direction annonce l’apparition du patron, lion magnifique dont le discours péremptoire est applaudi par une valetaille soumise. Soudain, le conquérant s’effondre, terrassé par une hémorragie. Les masques tombent. Alors seulement, Victor s’exprime… en esperanto – la verve absurde bat son plein. Quand tous entourent la dépouille du chef, emmaillottée dans la nappe, le rebelle saute par la fenêtre.

Commence un curieux voyage dans la nuit, à suivre durant les quatre prochains tableaux. Victor croise un monde d’innommés, diversement définis dans leur fonction, ce qu’une nouvelle fois, en anticonformiste, il refuse, s’exprimant désormais dans une langue inventée, incompréhensible. Marquée par le syndrome de l’antilope – fuir, toujours fuir ailleurs –, son errance, névrose africaine observée par trois clowns-médecins déjantés, le porte devant une machine étrange, sculpture musicale. Il fait une déclaration critique sur la modernité, l’art abstrait, voire son absurdité, en allemand – mise en abime sarcastique de L’antilope elle-même, au fond. La sixième et dernière scène reprend le dispositif originel : les masques font la fête, en remontant de la fenêtre le héros les rejoint. L’enfant aperçu pendant la promenade est appelé Victor par sa maman.

Grâce à la mise en scène de Dominique Mentha, l’opéra de Staud se présente comme une fable qui, bien que nourrie des préoccupations dramaturgiques des années cinquante, s’ancre bel et bien dans notre temps. Après la défenestration, un jeu dru circonscrit la traversée des tableaux fantasmatiques dans des espaces nus, à peine dessinés pardes accessoires choisis. Avec son humour particulier, le spectacle navigue dans un souvenir dada parfaitement assumé.

Une dizaine de chanteurs le défend. Le jeune baryton Wolfgang Resch incarne Victor avec une souplesse vocale jamais prise en faute. Elisabeth Breuer possède un soprano agile dont la légèreté est idéale dans les rôles de la Sculpture, de la Première Femme et de la Première Collègue. On apprécie également le mezzo chaleureux de Maida Karišik (Deuxième Collègue, Deuxième Femme, puis Dame âgée). Avec avantage, la superbe de la Secrétaire de direction est confié au soprano puissant et stable de Bibiana Nwobilo. Outre d’autres personnages qu’ils assurent dans cette joyeuse troupe, les Docteurs de Gernot Heinrich (ténor) et Christian Kotsis (baryton) sont irrésistibles. Loin d’oublier le timbre flatteur de Catrina Poor (Mère), on demeure impressionné par l’autorité et l’aisance d’Ardalan Jabbari, baryton-basse iranien au charisme évident, doté d’une couleur vocale positivement invasive comme d’un sens du théâtre toujours d’à-propos (Patron, Garçon de café, Troisième Docteur).

À la tête des membres du Wiener Kammerchor, préparés par Michael Grohotolsky, et de l’Amadeus Ensemble Wien en fosse, Walter Kobéra (l’intendant de Neue Oper Wien) prend grand soin d’une œuvre délicate dans laquelle Johannes Maria Staud convoque volontiers des expressions hybrides. Sans s’arrêter aux deux passages en illustration directes des situations dramatiques (foxtrot du cocktail, rumba du bistrot du zoo), gardons en oreille les alliages subtilement chambristes de Die Antilope qui ne dédaigne pas de recourir à certains effets (vents en klaxon assez proches du début du Grand Macabre de Ligeti). Réalisé par Michael Acker à l’Experimental Studio des SWR (Freiburg) et régi par Christina Bauer, l’electronic live constitue un apport considérable dans l’édifice sonore. En la matière, l’œuvre profite de l’expérience construite par Stockhausen puis Eötvös à Cologne. L’écriture vocale favorise la caractérisation des personnages, lorsqu’ils relèvent de quelque vraisemblance, même furtive, et brode d’une faconde extravagante les parties des trois docteurs et des salariés festoyeurs. Les ensembles sont conçus en intervalles voisins (Tableau 2, par exemple).

BB