Dans l’imaginaire collectif, le personnage de Figaro jouit d’une belle popularité. Accessible, jovial, serviable, le barbier préféré des petits et des grands pousse deux ou trois « Fiiiiiiigaro », tout le monde l’applaudit et, quelques péripéties plus tard, grâce à lui tout est bien qui finit bien : les amoureux s’embrassent et le vieux dindon reste le bec dans l’eau. L’histoire est bien connue et, depuis des décennies, les metteurs en scène s’emploient à transposer le livret dans différents contextes qui en permettent des relectures efficaces : ancré dans l’Espagne contemporaine, le Barbier de Damiano Michieletto a ainsi récemment succédé, à Bastille, à l’Andalousie musulmane de Coline Serreau avec le même succès public.

Où donc Laurent Pelly allait-il installer son Barbier pour le Théâtre des Champs-Élysées ? Le metteur en scène choisit de contourner cette question-piège, mettant le livret de côté pour se plonger dans la partition et construire, en quelque sorte, le rêve de Rossini : des feuilles géantes de papier à musique constituent ainsi le décor d’un opéra en noir et blanc. Cette idée n’est pas sans rappeler Stefan Herheim, qui a donné récemment une version décapante des Meistersinger de Wagner en modèles réduits déambulant dans l’atelier du compositeur. Cependant, au contraire de son homologue norvégien, Pelly refuse l’explosion de poésie et de couleurs à laquelle on aurait pu s’attendre. Il préfère se cantonner à un onirisme austère, renforcé par des jeux de lumière qui n’éclairent jamais l’ensemble de la scène, laissant place à l’ombre et au mystère. Les personnages, costumes sobres et sombres, semblent animés par une force obscure, évoluant comme des pantins dans une scénographie ultra-précise et mécanique. Le metteur en scène a, paraît-il, voulu assimiler ces personnages tout de noir vêtus à des notes sur le décor du papier à musique. À part quelques scènes collectives qui évoquent en effet la poésie graphique d’un Benoît Jacques (Pelly aurait-il été influencé par Play It By Ear ?), l’image ne saute pas aux yeux. Ce décor chimérique permet en revanche au metteur en scène de manipuler les personnages en se débarrassant du poids de leurs stéréotypes, révélant une part inattendue de tragédie sous la légèreté superficielle de l’intrigue.

Ainsi, Figaro quitte sa fonction de sympathique entremetteur pour devenir un deus ex machina cupide, volontiers méchant et toujours manipulateur : quand il se prépare à raser Bartolo dans l’acte II, il ressemble davantage à l’affreux Sweeney Todd qu’au sympathique barbier incarné par Charles Chaplin dans Le Dictateur. L’inquiétant Figaro va jusqu’à échapper à son créateur, raillant ostensiblement les nombreuses reprises insérées par Rossini dans son œuvre. Florian Sempey incarne ce barbier avec une joie féroce : son Largo al factotum est grandiose, sa retentissante voix de baryton toujours nettement articulée, son jeu d’acteur réjouissant jusque dans les moindres détails. Quand Michele Angelini (le Comte Almaviva) se fait longuement ovationner après son éclatante démonstration de virtuosité dans Cessa di più resistere, Sempey improvise un agacement comique qui montre à quel point il ne fait qu’un avec son personnage.

Quant au ténor américain, il monte en puissance au fil de la représentation, avec une endurance impressionnante face à la répétition des vocalises et des aigus toujours limpides. Dans une même agilité virtuose, Catherine Trottmann (Rosina) suit Angelini comme son ombre dans le trio de l’acte II, parfaitement équilibré. Si son registre grave manque de puissance dans Una voce poco fa, elle se montre brillante après l’entracte dans la leçon de musique, transformée en leçon de chant. Le timbre de cette jeune mezzo-soprano, intense et homogène sur toute sa tessiture, est porteur des plus belles promesses. Face à cette Rosina mutine, le Bartolo de Peter Kálmán est un barbon attachant dans sa vulnérabilité, mais solide et rayonnant vocalement. Le tandem de basses bouffes qu’il forme avec Robert Gleadow (Basilio, fascinant de puissance vocale et de présence théâtrale dans l’air de la calumnia) est l’une des nombreuses réussites de cette distribution sans réel point faible, même si l’on est moins séduit par le timbre clairsemé d’Annunziata Vestri (Berta).

Dans le premier acte, l’ensemble des voix solistes, parfaitement accompagnées par un chœur Unikanti homogène, ont cependant du mal à passer par-dessus la fosse. Après une ouverture volontaire et acérée, le Cercle de l’Harmonie peine à se restreindre à un rôle subalterne : l’orchestre se disperse dans des crescendos qui gonflent trop vite et ne parvient pas à tenir les nuances piano. Le deuxième acte est plus équilibré et le Cercle ne perd rien de sa belle énergie collective. On a cependant connu son chef plus habité : la direction de Jérémie Rhorer, obnubilée par la pulsation, manque ce soir singulièrement de phrasé. C’était jour de première pour une nouvelle production ; tout porte à croire que, dès la prochaine représentation, ce nouveau Barbier aura mûri et jouira de la popularité qu’il mérite.

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