Vous qui allez voir ce dernier spectacle lyrique de l’année à l’Opéra de Dijon, oubliez tout – ou presque – ce que vous connaissez des Contes d’Hoffmann ! C’est à ce prix que vous pourrez apprécier à sa juste valeur cette production, radicale et décapante, du chef-d’œuvre inachevé d’Offenbach.

Depuis bientôt dix ans, sous l’impulsion de son directeur, l’Opéra de Dijon n’hésite pas à faire preuve d’audace : on se souvient notamment du Ring de 2013, voulu et mis en scène par Laurent Joyeux lui-même. Avec ces Contes d’Hoffmann, le directeur musical Nicolas Chesneau et le metteur en scène Mikaël Serre vont encore plus loin, en livrant non pas un opéra, mais un objet théâtral et musical complexe, qui n’est pas sans rappeler les opéras-rock alla Starmania. Partant du fait qu’il n’existe pas de version définitive de l’œuvre – puisque le compositeur est mort avant de l’avoir totalement achevée – le tandem s’est autorisé de nombreuses libertés.

Pour sa première incursion dans le monde lyrique, Mikaël Serre entend proposer sa propre vision d’homme de théâtre contemporain sans pour autant trahir Offenbach. Force est de constater que le pari est réussi. Ici, Hoffmann n’aime qu’une seule femme, Stella, star du chant lyrique adulée par ses groupies et « marketée » par son agent Lindorf. Olympia, Antonia et Giulietta ne sont que des facettes de Stella, représentant également différents stades de l’amour. L’automate Olympia, affublée d’un passe-montagne et d’un fusil-mitrailleur, personnifie l’amour fantasmé, idéalisé ; d’ailleurs, Hoffmann ne peut la voir que par le biais d’un casque de réalité virtuelle. Antonia incarne la passion romantique, mais aussi la confrontation de l’idée d’un amour absolu avec les contraintes de la réalité. Loin de Venise, la courtisane Giulietta symbolise la fin de l’amour, lorsque l’idéal cède définitivement le pas au calcul, à la jalousie, à la violence, puis au crime, puisqu’Hoffmann dans son délire éthylique et dépressif finit par étrangler Stella. Plus on progresse dans la représentation, plus la noirceur et la violence sont manifestes, comme dans l’acte d’Antonia, dont le père est décrit comme violent et incestueux. Le dispositif scénique conçu par Nina Wetzel est centré sur un lit circulaire, théâtre des ébats, puis du meurtre commis par Hoffmann et sur des flippers, situant clairement l’action dans les années 70. Pour Mikaël Serre, ces flippers symbolisent, entre autres, l’omniprésence de la machine, qui a toujours le dernier mot dans nos sociétés actuelles. En outre, leurs bruits sont la base de la musique concrète créée par Peter Von Poehl, qui se fait de plus en plus présente, sans jamais se superposer ni se substituer à la musique d’Offenbach. La vidéo est également largement utilisée, notamment sous la forme d’interviews de Stella venant dès le prologue et au début de chaque acte illustrer les situations.

Pour faire tenir ce spectacle très dense en une heure et cinquante minutes (sans entracte), il a fallu pratiquer des coupes, d’autant que Mikaël Serre, féru de littérature et de cinéma, a introduit nombre de textes parlés, certains écrits pour l’occasion, d’autres empruntés à Nietzsche (à qui l’on doit le sous-titre de la production : « Laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête »), Houellebecq, Fassbinder ou Bergman. Presque tous les « tubes » ont été conservés au moins partiellement – la chanson d’Olympia se voit amputée de son second couplet –, mais certains personnages ont été, sinon sacrifiés, tout au moins singulièrement simplifiés, tels la Muse et Nicklausse.

L’orchestre, présent en arrière-scène, voit son effectif réduit à onze musiciens, tous excellents. Cette réduction chambriste opérée sur l’édition Choudens 1907 de la partition est très soigneuse et réussie, en particulier dans l’équilibre parfait qu’elle instaure entre orchestre et chanteurs. Cependant, elle présente l’inconvénient de gommer totalement le souffle propre au grand opéra qu’Offenbach avait voulu composer.

Le plateau vocal est de grande qualité, à commencer par Kevin Amiel, qui est un Hoffmann superbe avec sa voix puissante et très bien projetée sur l’ensemble de la tessiture, ses aigus pleins de lumière et d’assurance et sa diction remarquable. On note toutefois une légère acidité dans les médiums. Dans le rôle de Stella et de ses trois avatars, Samantha Louis-Jean est tout à fait convaincante, conjuguant avec bonheur les qualités d’agilité d’un soprano colorature avec la puissance et le lyrisme exigés par le rôle d’Antonia. Seul petit bémol, « Elle a fui la tourterelle » manque de chaleur et de nuance. On eût aimé entendre davantage la belle voix de Marie Kalinine, mais hélas, ses personnages de la Muse et de Nicklausse ont été réduits à leur plus simple expression. Les « diables » incarnés par Damien Pass sont vocalement très riches, mais ils auraient gagné en crédibilité avec un tant soit peu de noirceur. Les seconds rôles, tous solistes de l’excellent Chœur de l’Opéra de Dijon, sont très pertinents, avec mentions spéciales pour le Spalanzani de Jean-Christophe Sandmeier et le Frantz/Nathanaël de Matthieu Chapuis, qui accompagne son air de pirouettes désopilantes. Tous les chanteurs s’avèrent également très bons comédiens ; seul Damien Pass peine à se glisser totalement dans la peau de ses quatre personnages.

Malgré son caractère décalé, voire iconoclaste, cette production a su séduire un public dijonnais, habituellement plutôt conservateur.

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