Richard Wagner (1813–1883)

Die Götterdämmerung (1876)
Dritte Abend des Bühnenfestspiele "Der Ring des Nibelungen"
Troisième jour du Festival scénique "L'Anneau du Niberlung"
Livret du compositeur

Brünnhilde  Nadja Michael
1. Norn / Waltraute / Flosshilde Katharine Tier
2. Norn / Wellgunde  Dilara Baştar
 3. Norn  An de Ridder
Woglinde Agnieszka Tomaszewska
 Gutrune Christina Niessen
 Siegfried Torsten Kerl
Hagen Kammersänger Konstantin Gorny
Gunther Kammersänger Armin Kolarczyk
Alberich Jaco Venter
Musikalische Leitung GMD Justin Brown
Regie Tobias Kratzer
Bühne & Kostüme Rainer Sellmaier
Licht Stefan Woinke
Chorleitung Ulrich Wagner
Dramaturgie Bettina Bartz
Boris Kehrmann
Badisches Staatstheater Karlsruhe – Dimanche 10 décembre 2017

Quatrième et dernière journée du Ring de Karlsruhe qui présente la particularité d’avoir été confié à quatre figures différentes de la mise en scène, David Hermann, Yuval Sharon, Thorleifur Örn Arnarsson, Tobias Kratzer. À ce dernier a été confiée Die Götterdämmerung, et il en tire à la fois une méditation sur le récit wagnérien, sur la mise en scène et sur la nature même de la démarche.
Par ailleurs, le 10 décembre à Karlsruhe la représentation affichait deux chanteurs exceptionnels, Torsten Kerl en Siegfried et Nadja Michael pour qui Brünnhilde était une prise de rôle.

Siegfried remet l'anneau à Gunther (Acte I)

Götterdämmerung, le dernier des quatre mais aussi le premier 

Tobias Kratzer est le dernier de quatre metteurs en scène différents pour achever le cycle wagnérien : il a une longue histoire à terminer, mais en même temps Götterdämmerung est la première brique du projet du Ring, puisque dès 1848 il prend forme sous le titre « La Mort de Siegfried ». Ainsi donc Götterdämmerung peut-être à la fois la fin du cycle, mais aussi une sorte de pezzo chiuso, une œuvre complète en elle-même prévue comme telle à l’origine, pour laquelle il n’est forcément nécessaire d’avoir vu le reste du cycle.

Kratzer part donc de cette situation un peu particulière qui lui voit confiée la fin du cycle commencé par d’autres qui est la pièce originelle du début du projet : et il lit dans la scène des Nornes une sorte de récit compacté faisant le bilan les journées précédentes une scène d’exposition de la tragédie vue comme pièce unique.

Voilà pourquoi les Nornes vont devenir les trois metteurs en scène qui l’ont précédé dans ce Ring qui racontent en quelque sorte ce qui est advenu, pour montrer le fil du récit et le travail successif des trois collègues.Il les montre dès le prélude, d’une manière souriante et tendre, chacun avec ses obsessions et son style, mais tous avec cet objet culte qu’est la partition, l’un sérieux avec la partition volumineuse et référente qui devient une sorte de bible, l’autre avec une tablette et une vidéo à la Castorf, le troisième muni simplement du livret et habillé en « Superman », tels qu’ils apparaissent dans une photo du programme.
Le rideau s’ouvre donc sur les trois metteurs en scène affalés et endormis dans leur fauteuil de régie où sont écrits les titres Rheingold, Walküre, Siegfried, devant un rideau de velours écarlate où s’affiche la parole « The End ».


La question de la fin

Car Kratzer pose la question téléologique : celle du sens du mot fin dans une telle entreprise, celui d’une fin de l’œuvre qui court après sa fin dès que le fil des Nornes est rompu, et celle du sens de la fin imposée par Brünnhilde Ainsi dans la vision de Kratzer, les metteurs en scène ne vont cesser de chercher à intervenir pour changer le cours de l’histoire (une vraie définition du Regietheater par ses ennemis !) , en essayant eux aussi de récupérer l’anneau, des Nornes-metteurs en scène hyperactifs/ves en quelque sorte, avec un regard souvent ironique et assez souriant, notamment dans le premier acte, qui s’affiche presque, aux dires de Kratzer, comme une comédie de boulevard, notamment au réveil du couple Brünnhilde-Siegfried après leur première (et dernière) nuit d’amour.


Un acte I dont le levier est l’ironie et le comique

En effet, le rideau écarlate où est écrit « The End » s’ouvre justement sur la fin de la nuit où Siegfried (Bermuda, tee shirt et sac à dos) cherche à s’échapper subrepticement de la chambre où il a laissé Brünnhilde endormie, mais elle s’éveille, et le retient. Scène souriante qui commence dans un décor de chambre d’hôtel installé sur une petite scène (théâtre dans le théâtre) que contemplent les trois Nornes-Metteurs en scène. Nous sommes loin de l’urgence d’un duo d’amour, mais plutôt sur un réveil d’amants occasionnels avec des spectateurs à l’affût.
C’est sur ce ton que Kratzer va diriger ce premier acte, quelquefois assez désopilant où les Gibichungen sont assez mal partis : Hagen est plutôt traditionnel (costume cravate), Gutrune est l’oie habituelle, et Gunther est un gay plus ou moins réprimé qui s’entiche de Siegfried qu’il cherche désespérément à embrasser : cela justifie à la fois l’incapacité de Gunther à agir, à conquérir et même à accomplir le serment du sang qu’il a toutes les peines du monde à achever (la vue du sang et la perspective de se trancher la main le répugne ou l’effraie). Cela justifie aussi évidemment le comportement de Hagen, dont les deux autres sont incapables de deviner le plan.

Kratzer cherche toujours des motivations aux personnages et une logique explicite à leurs comportements, son regard sur la mise en scène est presque un meta-regard, qui cherche sans cesse « derrière les yeux » et le travail sur les individus est d’une redoutable précision.
Le premier acte se poursuit par la scène de Waltraute qui est sans doute l’une des plus réussies de la soirée. Elle se fonde sur le fait que la même chanteuse (Katharine Tier) chante Waltraute et la première Norne .
Ainsi, les trois metteurs en scènes-Nornes envisagent-ils/elles d’empêcher l’histoire de se dérouler et de récupérer l’anneau : Brünnhilde dort et ils/elles s’approchent d’elle en essayant de le lui subtiliser, mais l’affaire évidemment rate parce que la juen femme a un sommeil agité et qu’elle bouge sans cesse. Alors, ils/elles imaginent la visite de Waltraute en chargeant l’un des trois de jouer Waltraute. Pour parfaire l’illusion, celui des trois qui filme met en scène la chevauchée de Waltraute d’une manière artisanale et suffisamment crédible à l’écran pour que Brünnhilde y croie (un travail d’une grande virtuosité qui met la salle en joie).

Et le tour est joué, Waltraute/Norne va jouer la scène traditionnelle, et qui elle aussi (mais ça on le savait) rate son coup, et va essayer de se faire aider de ses collègues qui cette fois s’habillent comme Brünnhilde, figurant l’intervention de deux autres sœurs :  la scène se terminant en luttes de Walkyries, toutes vêtues comme Brünnhilde, en pyjaveste (on se croirait dans Friends en quelque sorte…).

Du même coup, ils/elles vont observer la scène qui suit qui est la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried-Gunther.

Analysant avec précision le livret, qui sur cette scène contient un certain nombre d’ambiguïtés (Brünnhilde reconnaît-elle Siegfried ? Pourquoi Siegfried prend-il l’anneau ?) Kratzer propose des solutions presque désopilantes mais très claires puisque Siegfried couvert du Tarnhelm (un Tarnhelm encombrant, une sorte de jouet de plastique à visière : visière levée, le personnage est visible, visière baissée il est invisible) est suivi de Gunther.

Quand tous les deux ont pénétré dans la chambre (celle confortable des amants de la première scène, toute blanche avec son lit à baldaquin), Siegfried arrache l’anneau à Brünnhilde, signe de possession, jusque-là rien que du « déjà vu », puis, la laissant à terre, passe le relais à Gunther en lui donnant l’anneau. Gunther se présente à Brünnhilde, avec l’anneau, et le rideau se ferme sur le couple et le lit. Mais Gunther réapparaît bientôt, avec un signe évident d’échec, il n’a pu honorer (ou violer) Brünnhilde, l’anneau n’a pas vraiment fonctionné, pas plus que le reste. Alors Siegfried lui reprend l’anneau, ouvre le rideau et se présente triomphant à Brünnhilde, tel Zeus honorant une mortelle. Rideau.

Une mise en abîme des complexités

On comprend les intentions de Tobias Kratzer qui essaie de démêler l’écheveau de la complexité de ce récit : l’anneau garde la valeur que les deux amants du début lui ont donné, symbole d’amour, de lien du couple, de mariage, l’anneau nuptial d’un mariage éphémère. Légitimement, Siegfried en l’ayant arraché à Brünnhilde en fait signe de la rupture du lien, et en le remettant à Gunther lui transmet sa fonction nuptiale. Mais Gunther incapable de besogner Brünnhilde s’en remet à Siegfried, qui doit assumer la besogne (c’est le super héros) et donc reprend l’anneau symbole.
Kratzer affronte ainsi l’un des points obscurs de la trame : on se demande souvent pourquoi Siegfried reprend l’anneau à Brünnhilde, ne suffisait-il pas qu’il la remette à Gunther ? ((La seule explication est un effet secondaire du philtre : Siegfried a oublié tout ce qui le lie à Brünnhilde, et il ne se souvient que des moments antérieurs, où il portait l’anneau : il l’arrache donc à Brünnhilde pour être conforme au statu quo ante)). Ici, Kratzer garde à l’anneau la nouvelle valeur qui sanctionne l’amour et la possession, et montre que Siegfried était prêt à s’en défaire pour Gunther…et ainsi, il évoque aussi la possibilité que Siegfried ait gardé un souvenir de la valeur donnée à l’anneau au début de l’acte I, et qu’il ne soit pas si naïf…

 

Un acte I perdu dans les petits trafics des hommes

Dans ce premier acte, Kratzer illustre en quelque sorte la réflexion de Pierre Boulez sur la trame de Götterdämmerung, dont il évoqueait la « ferblanterie » des outils du théâtre populaire avec ses philtres et ses trahisons, une sorte de descente dans le monde du trafic et des petits manèges humains. Il illustre donc la trame de ce premier acte par un regard très distancié et ironique, par la vision du couple Siegfried/Brünnhilde défait dès la nuit d’amour, par les efforts désespérés des Metteurs en scène/Nornes pour corriger la fin de l’histoire, par une vision si ordinaire des Gibichungen, le monde d’en-bas, des hommes, avec une Gutrune toujours aussi cruche et un Gunther aux prises avec son identité sexuelle, vue au travers des lieux communs sur l ’homosexualité, – il essaie désespérément d’embrasser Siegfried et se montre d’une rare poltronnerie- le tout dans un espace très contrasté : une chambre un peu cosy pour Brünnhilde, gardienne d’un foyer qui n’existe pas, et un espace vaste et dépouillé pour le palais des Gibichungen, peu d’objets, d’immenses miroir reflétant les personnages et leur renvoyant leur ridicule image, mais aussi reflétant la salle et le chef – les Gibichungen c’est nous !- et des effets répétitifs et désopilants, (qui vont faire contraste avec le second acte) sur Grane qu’on ne voit jamais mais qui se devine parce que Brünnhilde le tient par la bride, et visiblement il a « le mors aux dents » tant cette sangle est difficile à tenir, on devine en suite le cheval nerveux qui se cabre aux gestes de Siegfried, et on le calme par quelques carottes (rires) puis c’est au tour de Hagen d’être entraîné par l’impétuosité d’une bête invisible et cela donne des moments franchement drôles, presque des gags, et typiques du comique de situation. Dans une œuvre aussi longue, qui est tragédie, les moments comiques, dit Kratzer, donnent une respiration, et par moments l’œuvre y invite : les incompréhensions de Siegfried, la bêtise de Gutrune et de Gunther sont des éléments qu’on peut exploiter dans cette veine-là.

La question de la mise en scène et de ses effets sur l’oeuvre au centre du projet

Mais le projet de Tobias Kratzer est ailleurs. Il part de l’idée de ce Ring de quatre metteurs en scène différents et donc quatre univers (une idée qu’on avait déjà vue à Stuttgart en 2002) pour poser à la fois la question de l’unité de l’œuvre, celle de son positionnement comme metteur en scène de la troisième journée, de la fin, avec tout ce que signifie la fin dans ce cas : fin de l’histoire et fin du projet, comme déjà dit la question téléologique est centrale, et d’ailleurs il souligne dans le programme que la fin de l’œuvre pourrait intervenir aussi bien à la marche funèbre qu’à la scène des filles du Rhin : ce qui l’intéresse c’est celle qui donne à Brünnhilde le dernier mot, sur une musique qui n’est pas tragique, mais sur la musique d’espoir de Sieglinde dans Walküre, comme supplément non tragique à une histoire tragique.
En mettant en scène ses trois collègues (qui ont un peu la fonction des trois enfants de la Flûte enchantée – sauf qu’ils se ratent) qui essaient de détourner le cours de l’histoire, et qui vont même de manière assez délirante essayer de piéger Siegfried en se déguisant en filles du Rhin (des sirènes de dessin animé très réussies), il pose donc la question de la mise en scène et de la construction de différents univers, comme il l’a fait dans ses Meistersinger. Il va construire d’acte en acte trois univers radicalement différents : un univers presque boulevardier au premier, un roman noir au deuxième, et au troisième un univers marqué par théâtre dans le théâtre (costumes des filles du Rhin, qui dans ce travail se confondent avec les Nornes) : les trois metteurs en scènes sont tour à tour les unes ou les autres (même si sous le costumes les chanteuses sont différentes mais si bien grimées qu’il est très difficile de le deviner). L’univers théâtral va jusqu’à avec ses allusions à Shakespeare, le bois où les chasseurs trouvent Siegfried étant figuré comme la forêt de Birnam de Macbeth, mu par les figurants ou le chœur, théâtre dans le théâtre qui va s’achever par le théâtre de Brünnhilde elle-même.


Un second acte issu de l’univers du roman noir

Ainsi dans le second acte au décor minimaliste uniformément noir voit-on enfin en première image Grane, noble cheval noir (réel) qui attend. On avait deviné sa présence fougueuse au premier acte, et on en avait ri, cette fois-ci il est d’un calme olympien.

L’image qui s’impose, outre celle d’une certaine poésie qui montre qu’on est passé dans un autre univers, est celle de la présence de l’animal vers laquelle convergent Hagen (assez tendrement) et Alberich, un Alberich-Gollum pris à l’imaginaire du Seigneur des Anneaux de Tolkien.

Alberich (Jaco Venter)

Et le drame qui se noue au départ s’achèvera par l’apparition de la carcasse morte de l’animal dans laquelle aussi bien Brünnhilde qu’Hagen et que Gunther vont plonger leurs mains pour un serment du sang qui condamne à mort Siegfried. Le cadavre de Grane est ainsi pour Brünnhilde renonciation définitive à ce qui a donné jusque-là sens à la sa vie (le père, Grane et Siegfried, dit Kratzer).

Notons dans cet acte d’autres éléments assez spectaculaires et eux aussi pleins de signification. Après ce que nous savons de la piteuse conquête de Brünnhilde par Gunther, celui-ci revient dans un Pick Up de ceux qu’on pourrait voir dans les safaris : il revient de sa chasse à Brünnhilde et montre au peuple son trophée : on ne montre au peuple que l’apparence et jamais le réel.

Un troisième acte pirandellien

Le troisième acte est celui des résolutions : la première scène est celle des filles du Rhin. On l’a dit, dans la mise en scène, ce sont les trois metteurs en scène qui se griment en filles du Rhin de dessin animé pour essayer une ultime fois d’arrêter le cours des destins et de reprendre l’anneau, mais c’est un échec.

Survient alors la chasse, très inspirée de la forêt shakespearienne de Birnam dans Macbeth. Kratzer rappelle ainsi que Siegfried est pour Hagen le traître à éliminer, la forêt est ainsi prémonitoire de la fin proche, comme dans Macbeth : un Siegfried-Macbeth qui est la bête à abattre. L’imagerie du décorateur Rainer Sellmayer, remplit tout à coup un plateau vide d’une manière singulièrement poétique, avec ces bosquets qui donnent une note de couleur dans cet univers uniformément noir et blanc qui rassurerait presque si on n’en connaissait l’issue, et qui en feraient presque une image de labyrinthe de jardin de la Renaissance. Meurtre dans un jardin anglais…

La marche funèbre est aussi l’occasion de montrer Gunther sous un jour plus fort et moins ambigu qu’habituellement. Quand tous sont sortis, laissant le cadavre en scène, Gunther fait éclater son désespoir en essayant de réveiller Siegfried et en le serrant : désespoir né de son incapacité à défendre son ami par le sang, ou désespoir amoureux qui peut enfin laisser éclater sa peine, Gunther ici apparaît comme un authentique personnage tragique qui réussit enfin à avoir une identité positive.

La partie finale est dédiée à Brünnhilde : une Brünnhilde la reconquête de l’Eden perdu, qui nie l’existence d’une catastrophe finale. Tobias Kratzer s’appuie sur la musique, qui est reprise de celle accompagne les vers de Die Walküre prononcés par Sieglinde
« O hehrstes Wunder ! Herrlichste Maid ! Dir Treuen dank' ich heiligen Trost ! Für ihn, den wir liebten, rett' ich das Liebste : meines Dankes Lohn lache dir einst ! Lebe wohl !
Dich segnet Sieglindes Weh'! » ((O sainte merveille !Vierge sublime !A toi je dois/Un saint réconfort ! Pour lui, notre aimé/L’enfant doit survivre:/Que mes vœux un jour/S’ouvrent sur toi !/Adieu donc,/Bénie par Sieglinde en pleurs ! (Traduction d’Alfred Ernst) )) qu’en quelque sorte Brünnhilde va appliquer en reconquérant sa liberté, qui est d’abord liberté par rapport au compositeur : le bûcher est en fait la partition de Wagner qu’elle brûle et tous les personnages morts qui l’entourent se relèvent et sortent, tandis qu’elle dépose l’anneau non dans le Rhin mais sur le quatrième fauteuil du metteur en scène, celui qui seul peut remuer ce monde, le seul vrai dépositaire de la puissance. Néo metteur en scène, elle va donc créer son propre théâtre dans le décor de chambre initial où elle rejoint Siegfried qui revient vers elle, amoureux pour commencer ou recommencer quelque chose. Brünnhilde construit THE END, mais un happy end qui est nouveau début, et certainement pas le « Das Ende, das Ende » apocalyptique évoqué par Wotan à l’acte II de la Walkyrie. Le bûcher gigantesque n’est plus qu’en mince feu de papier, – et quel papier quand même ! la partition ! – Brünnhilde s’est débarrassée de Wagner pour créer sa propre fin et sa propre mise en scène de la fin, elle a gagné sa totale autonomie.

 

Un travail virtuose qui joue sur plusieurs claviers

Ainsi ce travail de Tobias Kratzer est à la fois un travail sur le texte et ses possibilités vues avec une grande finesse et une grande justesse qui ne trahit jamais le livret, mais aussi sur les possibilités de la mise en scène, ses réussites ou ses échecs : ici les trois metteurs en scène n’en peuvent mais car ils n’arrivent plus à donner sens, c’est Brünnhilde qui à la fin impose sa vision. Le personnage se venge de ses manipulateurs (les metteurs en scène, mais aussi les autres personnages) et de son créateur, Richard Wagner : une fin pirandellienne qui est triomphe du théâtre.

Kratzer est un très fin observateur des travaux de Frank Castorf, de Hans Neuenfels, de Peter Kontwischny et donc aussi de Brecht dont il offre là un exemple emblématique de théâtre épique.
Dans la manière de regarder le Ring, beaucoup avait été fait ou dit et on a posé souvent la question de la « fin » de la mise en scène : Kratzer montre de manière claire qu’un autre espace inattendu est possible, sur la manière de la considérer les regards sur l’œuvre, scène et métascène en quelque sorte, une mise en scène sur la mise en scène. C’est brillant, intelligent, original et souvent plein d’humour et d’autodérision et confirme que Tobias Kratzer est l’un des phares du théâtre allemand d’aujourd’hui.

 

Et la musique ?

Comme toujours à Karlsruhe, la réalisation musicale est de grand niveau car ce théâtre est théâtre de tradition (n’oublions pas par exemple, qu’on a y a créé Les Troyens de Berlioz en deux soirées sous la direction de Félix Mottl).

Les représentations wagnériennes sont tout aussi représentatives de l’excellent travail de l’institution badoise : le dernier Ring vu ici avait un Siegfried à l’époque extraordinaire du nom de Lance Ryan, par exemple. Et la Brünnhilde habituelle de ce Ring est Heidi Melton, qu’on a vue à Bayreuth dans Sieglinde.

Mais ce 10 décembre était un « Operngala », traditionnel dans certains théâtres de répertoire où l’on invite pour l’occasion un ou deux solistes de rang international : pour ce Götterdämmerung, deux noms notables Nadja Michael qui chantait sa première Brünnhilde, et Torsten Kerl.

 

Un plateau homogène et de très bon niveau :

La distribution était particulièrement équilibrée et les forces de la troupe ont défendu avec vigueur la réputation de la maison. Rien à reprocher aux trois Nornes-metteurs en scène, Katharine Tier, première Norne, valeureuse et juvénile Waltraute, et aussi Floßhilde, la jeune Dilara Baştar en deuxième Norne et en Wellgunde, et An de Ridder en troisième Norne ainsi qu’Agnieszka Tomaszewska en Woglinde composent un ensemble vocalement plus qu’honorable et étourdissant dans leur manière d’interchanger les rôles, puisque chacune incarne l’un des metteurs en scène.

Christine Niessen est une Gutrune traditionnelle, mais vocalement intéressante, Kratzer ne s’est pas trop intéressé au personnage, en tous cas pas plus que dans d’autres mises en scènes (à ce titre Castorf s’y est bien plus confronté) parce que Wagner l’a déjà assez (mal) soignée…

Quant à Jaco Venter, c’est un puissant Alberich énergique et expressif, une figure qui on l’a vu rappelle une des héros (celui qui s’empare de l’Anneau) du Seigneur des Anneaux de Tolkien.

 

Hagen et Gunther : les plus engagés 

Face à lui le remarquable Hagen de Konstantin Gorny, à la voix plus claire que les Hagen habituels, mais tellement juste, tellement intense et tellement engagé : vu comme plutôt conventionnel au premier acte , dans la magnifique première scène du deuxième acte, il fait voir une réelle humanité en allant caresser Grane avec tendresse, et montre sa souffrance et ses limites par une autocastration qui lui interdit toute possibilité d’amour, en bref, un personnage complexe nous est montré là, plus que dans le tout venant des mises en scènes. C’est d’ailleurs un des vrais atouts de ce travail de chercher aussi dans les méandres de la psychè (quelquefois même excessivement freudienne) et de donner aux personnages une finesse psychologique approfondie et de travailler la conduite d’acteur avec une justesse et une précision rares.

L’autre magnifique personnage c’est le Gunther de Armin Kolarczyk, vocalement très clair, très sûr, à la belle projection, mais qui encore plus stupéfiant dans son personnage de paumé dans sa peau, dans son identité, dans son comportement. Un Gunther manipulé par Hagen, mais désorienté, qui tombe probablement amoureux de Siegfried, mais incapable d’une quelconque esquisse d’héroïsme, incapable d’assumer les devoirs de son union avec Brünnhilde et incapable de s’assumer : la scène de la conquête de Brünnhilde est à ce titre construite de manière éblouissante de justesse psychologique. C’est sans doute de tous les personnages le plus accompli et le plus élaboré par la mise en scène.

 

Nadja Michael et Torsten Kerl :

Comme on l’a dit, ce soir, ce ne sont pas les habituels protagonistes qui officiaient dans Siegfried (habituellement Daniel Frank) et Brünnhilde (habituellement Heidi Melton), mais des invités qui n’ont pas travaillé avec le metteur en scène. Du coup il faut s’en remettre à leur intuition et à leur sens de la scène.
Pour Nadja Michael dont on connaît l’engagement scénique et le goût pour l’interprétation, la chose a été plutôt aisée et elle construit un personnage très juste, à la silhouette superbe, qui s’est glissée sans problème dans une mise en scène qu’elle a visiblement travaillée. Vocalement, elle est une Brünnhilde très honorable, avec ses qualités (à l’aigu) ses défauts (homogénéité) et son problème (la justesse et la stabilité vocale).
C’est une chanteuse qui a une telle aura scénique que souvent la question vocale passe au second plan. Dans Brünnhilde, c’est un peu différent…Il reste que la prestation d’ensemble passe la rampe et que les problèmes de cette voix se constatent par moment mais ne gâchent aucunement l’ensemble. Il reste que je vois plus Nadja Michael en Sieglinde qu’en Brünnhilde.

La question de Torsten Kerl est différente. Il est scéniquement un Siegfried qu’il doit promener ici et là, et semble traverser l’œuvre avec une indifférence marquée. Certes, dans son costume d’adolescent attardé il est un peu ridicule, et donc il convient à la vis comica du premier acte, mais vocalement il ne s’est pas vraiment investi non plus ; il fait à peine le job et ne propose rien d’intéressant vocalement avec des moments vraiment faibles. On sait ce chanteur souvent intéressant quelquefois irrégulier, mais on sent qu’il n’est pas dans le rôle, encore moins dans la mise en scène, et assez peu en voix. Bref il a donné l’impression de ne pas avoir envie.
Au total je suis sûr que si la distribution avait été celle originale, sans doute le niveau vocal général en eût été meilleur et l’interprétation plus engagée. Pourquoi donc un Gala-Abend s’il est inutile et moins intéressant qu’une soirée normale ?

Enfin le chœur dirigé par Ulrich Wagner s’est montré à la hauteur de son intervention vigoureuse du second acte, dans son profil de groupe plus ou moins mafieux autour du chef de bande Hagen et avec un vrai volume et un beau rythme.

 

Une direction musicale de très bon niveau, même si assez sage

Dirigeant l’ensemble du plateau, le chef Justin Brown, GMD de Karlsruhe depuis dix ans est sur le départ et dirigeait sa dernière nouvelle production. Tout en gardant une approche assez traditionnelle de la partition, il sait exalter les qualités de la Badische Staatskapelle, avec une belle clarté d’ensemble et peu de scories, et surtout un son charnu et chaleureux, mais peut-être un tempo un peu lent sur certaines scènes. Il reste que l’accompagnement musical est d’un haut niveau, avec des moments où le relief est particulièrement soigné dans le Voyage de Siegfried sur le Rhin et bien sûr la Marche funèbre, mais pas seulement. Il y a un vrai sens dramatique dans le final de l’acte II, ou celui magnifique du III, et Justin Brown sait mettre en valeur les instruments (les harpes, si visibles, mais aussi de très belles cordes notamment les violoncelles…). Une belle preuve que Wagner fait partie des gênes de la maison.

 

Et pour conclure :

 Une fois de plus cette production du Badisches Staatstheater Karlsruhe, montre un niveau d’ensemble d’une qualité plus qu’enviable avec des prestations marquantes (le Gunther d’Armin Kolarczyk par exemple) mais c’est évidemment par l’intelligence et l’originalité du travail scénique qu’elle se distingue, qui ouvre des perspectives nouvelles à la mise en scène wagnérienne. Le travail de Kratzer commence à être connu, c’est un travail d’une éminente finesse, non dépourvu d’une complexité qui embrasse et la lecture de l’œuvre  et la réflexion sur le travail lui-même, avec la distance voulue.

Le Ring dans son ensemble est affiché en avril et en mai 2018, c’est l’occasion d’aller voir tout ou partie de ces quatre productions, dans une ville desservie par le TGV à quelques kilomètres de la frontière française.

Des économies sont demandées à ce théâtre qui reste l’un des plus intéressants d’Allemagne : on souhaite simplement qu’elles ne portent pas atteinte à la qualité d’ensemble de la programmation.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. La première distribution était parfaite.
    La mise en scène est un régal d’intelligence.Elle introduit aussi de l’humour qui n’est pas dérision.Trois nouveaux intervenants qui par définition savent de quoi il s’agit veulent récupérer le ring et finalement se font doubler par B.qui metteur en scène ultime décide un coup de théâtre d’une poésie infinie.
    Les trois metteurs en scène renvoient effectivement à la Flûte.Mais Strauss me semble aussi présent et la scène Waltraute fait penser à la Maréchale et Oktavian au lit…
    La lecture du livret de la dernière scène du prologue a fait l’objet d’une discussion sans fin l’été dernier sur le site de N.Lebrecht.Viol ?Violences conjugales..
    Éblouissante mise en scène !
    Kratzer revient à Karlsruhe avec le Lucio Silla de la Monnaie.Et à Francfort avec Vasco de Gama.

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