Pelléas et Mélisande fait partie de la rare série de chefs-d’œuvre inépuisables, de ceux qu’on peut sans cesse creuser sans jamais en résoudre complètement le mystère. En cette année du centenaire du décès de Debussy, l’Opéra de Flandre aura été particulièrement prompt à mettre à l’affiche le chef-d’œuvre du compositeur, et on ne pourra pas dire que l’équipe des metteurs en scène/chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, associée à Marina Abramovic qui signait et le décor et le concept, aient fait dans le conventionnel, offrant une approche en même temps futuriste et rétro – on y reviendra – de cette œuvre à la fois si délicate et puissante, tellement de son temps et hors de celui-ci.

Avant de revenir sur la conception plastique offerte par la scène anversoise, on commencera par saluer la très belle prestation d’Alejo Pérez et de l’orchestre. On sait que Pelléas est un opéra de chef, et le fin musicien argentin offre une version d’une belle souplesse et aux chauds coloris orchestraux, trouvant un juste milieu entre l’opulence post-wagnérienne de certains et les lectures au scalpel d’autres. Qui plus est, il peut compter sur une très belle distribution qui, pour ne compter aucun francophone, n’en rend pas moins justice au texte décidément très daté de Maeterlinck que transcende la musique intemporelle de Debussy. La soprano Mari Eriksmoen, Mélisande à la voix claire et peu colorée, rend parfaitement la nature exceptionnelle et quasi extraterrestre du personnage, et ce dans le meilleur français de la distribution. La tessiture assez particulière – entre baryton et ténor – du rôle de Pelléas ne pose aucun problème au baryton Jacques Imbrailo, qui offre une très belle incarnation du personnage. Baryton au timbre plus sombre, Leigh Melrose offre un Golaud déchirant, à la fois digne et rongé par la jalousie. La basse Matthew Best nous donne un roi Arkel infiniment noble et sage. La mezzo Susan Maclean est une Geneviève maternelle et consolatrice. La soprano Anat Edri met la fraîcheur de son beau timbre juvénile au service d’une touchante incarnation d’Yniold, et la basse Markus Suihkonen s’acquitte dignement des petits rôles du berger et du docteur.

Pour revenir à l’aspect scénique, on commencera par évoquer les deux décors principaux dans lesquels l’action se situe. Il y a d’une part, un imposant disque en fond de scène, sur lequel apparaissent de très esthétiques vidéos (signées Marco Brambilla) où l’on peut voir ce ciel étoilé que Mélisande se plaint de ne pas apercevoir, un cosmos en expansion, ou un œil géant tout à fait indiqué dans cet opéra dont la cécité (tant celle, physique, d’Arkel que la jalousie qui aveugle Golaud) est l’un des thèmes essentiels. Un autre décor – c’est aussi celui qui verra la mort de Mélisande, allongée sur un catafalque de glace – est constitué de grands polyèdres blanchâtres qui, couchés, font penser à de gros blocs de glace arrachés à une banquise,  mais qui une fois dressés, tiennent de l’obélisque et du symbole phallique. D’autres pendent parfois des cintres, tristes stalactites.

Le tandem des metteurs en scène traite avec pudeur et finesse les nombreuses situations où les protagonistes se voient confrontés entre eux ainsi qu’à leur propres sentiments. Mais – on est chorégraphe ou on ne l’est pas – Cherkaoui et Jalet font souvent doubler la musique par un ensemble de huit danseurs masculins – au demeurant excellents – qui commentent l’action, un peu comme un chœur de tragédie grecque. On les voit, tenue collante de Spiderman et masque d’escrimeur noirs, s’enfermer et enfermer le couple-titre dans de grands élastiques. Ils interviennent aussi dans les interludes orchestraux, vêtus de tenues qui tiennent à la fois du gladiateur et du scaphandrier, ou simplement d’un short moulant. Ce qui est curieux, c’est que les poses retenues – qui vont jusqu’à une espèce de catch au ralenti – semblent vouloir donner à voir un panorama complet d’un certain type de sculpture glorifiant l’anatomie masculine depuis les atlantes antiques et le Groupe du Laocoon jusqu’à Arno Breker, en passant par Rodin et, bien sûr, des symbolistes comme George Minne ou Jef Lambeaux. En dépit de la virtuosité remarquable de l’exécution, on ne voit pas très bien ce que ceci apporte à l'œuvre. L’atmosphère assez homo-érotique de la chorégraphie rappelle par ailleurs étonnamment ce que faisait Maurice Béjart en son temps. Si on y ajoute que le décor/concept, sombre et très dépouillé, a quelque chose de futuriste au sens où on l’entendait il y a quarante ou cinquante ans, on reste admiratif face à la réalisation, mais perplexe quant à l’intention.

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