Pour ouvrir sa saison 2018, l’Opéra Comique, fidèle à sa double mission de promotion du patrimoine lyrique français et de la création contemporaine, propose Et in Arcadia Ego, un nouvel opéra construit sur des musiques de Jean-Philippe Rameau.

Pour relever ce défi, Olivier Mantéi a fait appel à un trio de choc : Christophe Rousset pour le choix des œuvres, Éric Reinhardt pour l’écriture du livret et Phia Ménard pour la mise en scène. De leur travail commun est née une promesse : Et in Arcadia Ego doit être « un big bang baroque » dans lequel Rameau apparaîtra « dans sa majesté ».

En grand connaisseur de Rameau, Christophe Rousset, a commencé par choisir une centaine de pièces, vocales et symphoniques, les plus représentatives selon lui du génie du compositeur. Ensuite, Éric Reinhardt a imaginé, avec l’aide de la metteuse en scène Phia Ménard, une dramaturgie pour laquelle il a retenu trente de ces pièces. L’histoire est un vertigineux memento mori. Nous sommes le 8 février 2088 : Marguerite a quatre-vingt-quinze ans, et depuis longtemps, elle sait qu’elle va mourir aujourd’hui. Un soir de sa jeunesse, alors que, faute de trouver sa place dans ce monde, elle allait se jeter du haut d’un pont, elle conclut un pacte faustien, qui lui accorda ce qu’elle désirait – reconnaissance, admiration, célébrité – au prix de la vénéneuse révélation de la date de sa mort. Au moment fatidique, Marguerite, qui apparaît sous les traits de la jeune femme dont elle a conservé l’âme, voit défiler sa vie en trois tableaux : Enfance, Âge adulte, Vieillesse / Mort.

Rameau faisait primer sa musique sur les mots et se pastichait volontiers lui-même. Aussi, investi en quelque sorte d’une autorisation implicite, Éric Reinhardt a-t-il réécrit les textes des airs et des chœurs, en prenant soin de concilier les besoins de l’écriture contemporaine et les exigences de la prosodie ramélienne. Dans l’ensemble, le résultat est assez convaincant. Néanmoins, malgré leur proximité syllabique et syntaxique avec les paroles originales, les nouveaux textes perdent parfois en expressivité et en impact. C’est particulièrement sensible sur les airs les plus connus, tel « Tristes apprêts », extrait de Castor et Pollux.

Pour ce qui est du « (big) bang », il faut le chercher dans la mise en scène, grâce à laquelle Phia Ménard entend compléter l’expérience musicale par une dimension sensorielle, destinée à susciter l’empathie du spectateur. La salle Favart est encore éclairée lorsque résonnent les premières notes de la spectaculaire ouverture de Zaïs. Progressivement l’obscurité s’installe, laissant apparaître sur le rideau un texte d’introduction, tandis que se font entendre des extraits des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, puis des Fêtes d’Hébé. C’est alors que survient le « bang » : le rideau se lève sur un mur de projecteurs si puissants que les spectateurs des premiers rangs en ressentent la chaleur et doivent détourner le regard. La sensation d’inconfort est renforcée par des bruits angoissants. Marguerite va mourir et le signal est ainsi violemment donné pour que défilent sous nos yeux les quatre-vingt-quinze années de sa vie.

À chaque tableau – précédé d’un interlude au cours duquel un texte est projeté sur le rideau – correspond un environnement propre à caractériser la période concernée. L’enfance voit fondre la glace qui emprisonnait des fleurs suspendues, leur faisant perdre leur tenue, tandis que se délabre, puis s’effondre un Pikachu bleu géant qui laisse apparaître ses entrailles. La transformation de la matière fait bien sûr écho aux mutations physiques et psychiques de l’être humain tout au long de sa vie. L’Âge adulte met en scène Marguerite aux prises avec un espace qui se meut et se rétrécit, lui interdisant longtemps d’y trouver sa place. Au dernier tableau, Marguerite tente de résister, de s’échapper, mais finalement, la mort triomphe en prenant l’apparence d’une forme organique qui envahit le plateau et l’engloutit complètement. Seule en scène, Léa Desandre s’avère une comédienne excellente, son expression corporelle étant magnifiquement chorégraphiée par la metteuse en scène.

Sur le plan vocal, on ne peut qu’admirer sa performance, d’autant – répétons-le – qu’elle est la seule soliste, qu’elle n’a que vingt-quatre ans et que le spectacle dure un peu plus d’une heure et demie sans entracte. Ses médiums sont charnus, veloutés ; ses aigus, émis avec une simplicité et un naturel désarmants, servent une émotion vraie, sans aucun pathos. Ainsi dans « Tristes apprêts » (devenu « Mort qui me viens »), ses « Non » répétés sont des modèles d’expressivité. Seuls les graves sont souvent couverts par l’orchestre. Quant au Chœur  Les Éléments, bien qu’invisible, il est excellent comme à son habitude. Signalons enfin que tous les chanteurs – chœur et soliste – font preuve d’une articulation remarquable, ce qui rend inutile le recours aux surtitres.

Dans la fosse, Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, toujours attentifs à maintenir l’équilibre avec les voix, utilisent tous les ressorts de leur science ramélienne pour livrer une exécution qui tient toutes ses promesses. Ne cédant jamais à la facilité de l’effet, ils privilégient toujours l’intention, ce qui rend encore plus palpable l’inventivité harmonique et mélodique de Rameau, et plus évident le caractère intemporel de sa musique.

****1