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Les deux facettes noires d'un incontournable

Scène «I Pagliacci» mis en scène par Serena Sinigaglia, dans le diptyque présenté par le Grand Théâtre.

Ce sont deux piliers du «vérisme» italien que les tenanciers de maisons lyriques osent à peine séparer. Cavalleria rusticana, de Pietro Mascagni, et I Pagliacci, de Ruggero Leoncavallo, cheminent depuis très longtemps bras dessus, bras dessous – la première fois remonte à 1895, lorsque le Met de New York en proposa la représentation en une seule soirée. Le couplage, il faut le dire, se justifie amplement. Traversées par des intrigues tragiques et à la concision imparable, ces œuvres courtes offrent une même unité de propos en ce qu'elles se détournent de l'esthétique romantique et de ses préoccupations pour se diriger vers un autre monde. Celui peuplé de petites gens de la ruralité du sud de l'Italie, de Sicile et de Calabre. La paire s'inscrit ainsi dans un mouvement culturel puissant et aux traits naturalistes, qui a connu de grandes heures dans la Péninsule à la fin du XIXe siècle, en littérature surtout, avec Giovanni Verga notamment.

Le réel par l'allégorie

Comment rendre compte aujourd'hui de ce souci de vérité qui animait Mascagni et Leoncavallo? À l'Opéra des Nations, où est programmé le diptyque, les metteuses en scène Emma Dante et Serena Sinigaglia y ont répondu par des touches très distinctes, sans se soucier vraiment de forger une continuité artistique entre les deux représentations.

Mais allons dans l'ordre: Cavalleria, tout d'abord. Ici, Emma Dante campe l'intrigue dans un univers sombre et dépouillé. Le plateau est investi avec beaucoup de parcimonie; de rares éléments de décors traversent la scène. Ce sont des rampes d'escaliers qui mènent à des estrades; elles s'unissent et se séparent, comme les sentiments des personnages qui les empruntent. L'idée scénique apparaît clairement, d'entrée: à la description pittoresque, aux images reçues et aux clichés de la Sicile du XIXe siècle, la femme de théâtre italienne oppose une approche allégorique et allusive. Les traits s'inscrivent dans une épure, ils sont élégance, bien que par endroits un rien forcés.

On reste par exemple dubitatif face à cette déambulation du Christ portant la croix qui vient rappeler avec insistance (à trois reprises) que le drame se déroule en pleine semaine pascale. Les tableaux de Pietà qui en découlent soulignent un peu plus le climat empreint de morale religieuse qui nimbe les scènes. Un peuple tout de noir vêtu semble vivre ainsi dans une pénitence éternelle. Des croix descendant des cieux renforcent le message. Cependant, la maîtrise du plateau tout comme la direction du jeu d'Emma Dante sont à chaque instant stupéfiants. Pour en mesurer la portée, il suffirait de s'arrêter à la scène des adieux entre Turiddu – qui va bientôt mourir dans le duel avec le charretier Alfio – et sa mère Lucia. Ici, sur un plancher noir et absolument vide, la prestation de Marcello Giordani (Turiddu) et de Stefania Toczyska (Mamma Lucia, bouleversante et habitée) marque les esprits par la justesse pathétique de leurs voix et par une incarnation qui meuble à elle seule tout l'espace.

Un bonheur visuel

Le ténor, avec un chant intrépide, clair et précis, sort par ailleurs du lot, dans cette distribution de belle tenue. À ses côtés, on relève encore les atouts indéniables de Roman Burdenko, un Alfio à l'expression puissante et au jeu engagé. Et aussi la voix galbée, à l'aigu cristallin, de Oksana Volkova (Santuzza), tandis que Melody Louledjian (Lola) s'affiche, elle, de manière quasi diaphane, avec une projection vocale trop étroite. On est convaincu, enfin, par les allants élégants, soyeux et très soignés de la fosse, où l'Orchestre de la Suisse romande est au meilleur de sa forme sous la direction d'Alexander Joel. L'état de grâce se prolonge en deuxième partie de spectacle.

Le temps d'une pause, et – grande astuce de la soirée – le public fait face, en direct, à la construction d'un tout autre monde. Celui qu'a conçu Serena Sinigaglia pour I Pagliacci. Menée par une cheffe de plateau soucieuse de faire vite et bien, une troupe de techniciens ajuste ainsi des éléments de décors autrement plus descriptifs que ceux empruntés par Emma Dante. Loin des symboles, nous voilà alors plongés au milieu des champs de blé, dans une société rurale qui n'a rien de misérable et qui se réjouit de la venue d'une troupe de théâtre qui va égayer la soirée. On observe la mise en forme de ce microcosme et on ne peut pas s'empêcher de penser aux images de Riz amer, chef-d'œuvre du néoréalisme italien réalisé par Giuseppe De Santis. On pense aussi à 1900, de Bernardo Bertolucci: bref, on devine chez Sinigaglia une empreinte cinématographique certaine.

La qualité principale de ce Pagliacci? Le bonheur visuel qu'il génère. Mais aussi la maîtrise formelle qu'il affiche dans le long et complexe épilogue de la pièce. Ici, Serena Sinigaglia parvient à faire glisser le public de la farce au drame en exploitant avec tact ce théâtre qu'offre le livret de Leoncavallo. Cette réussite est portée aussi par une belle distribution, où brillent tout particulièrement Diego Torre (Canio/Pagliaccio), Nino Machaidze (Nedda/Colombina) et Migran Agadzhanyan (Beppe/Arlecchino). Bref, ce diptyque, qui chemine avec naturel depuis si longtemps, a les allures d'un incontournable, à Genève aussi.

«Cavalleria rusticana», de Pietro Mascagni, et «I Pagliacci», de Ruggiero Leoncavallo, Opéra des Nations, jusqu'au 29 mars. Rens. www.geneveopera.ch