Horace de Massarena est dans tous ses états : il ne sait pas qui est la dame de ses rêves, qu’il a rencontrée l’an passé au bal de Noël… et qui s’est carapatée comme une princesse aux douze coups de minuit. Entre jeu de masques, conte de Noël, fable anticléricale, Le Domino noir relate les mésaventures du jeune nobliau à la recherche de sa belle, dans un opéra-comique aux allures de feu d’artifice. Le livret est signé Eugène Scribe, la musique Daniel-François-Esprit Auber : un tandem de référence pour l’art lyrique tout le long du XIXe siècle, mais qui est depuis tombé dans l’oubli pour la majeure partie des mélomanes. Grossière erreur ! Bien avant d’être une station de métro labyrinthique, Auber fut un compositeur au talent indiscutable : membre de l’Institut, il a écrit une quantité d’ouvrages lyriques à succès et occupé le poste enviable de directeur du Conservatoire, faisant pâlir d’envie un certain Hector Berlioz.

Fort heureusement l’Opéra-Comique veille et s’efforce aujourd’hui de donner une nouvelle vie aux chefs-d’œuvre du passé : c’est ainsi que Le Domino noir et ses tubes de l’année 1837 retrouvent actuellement le haut de l’affiche salle Favart. Pour cette réhabilitation, l’institution parisienne a fait appel à une équipe gentiment déjantée… et surtout étrangère au petit monde de l’art lyrique. Christian Hecq, sociétaire de la Comédie Française connu pour ses clowneries désopilantes dans Feydeau, et Valérie Lesort, magicienne des marionnettes, ont ainsi posé leurs valises place Boieldieu. Le duo a récemment fait ses preuves au théâtre, dans une éblouissante adaptation de Vingt mille lieues sous les mers au Vieux-Colombier… mais l’opéra-comique reste un genre à part : comment l’imaginaire si particulier du duo Hecq-Lesort allait-il se greffer sur l’exigeante alchimie des dialogues parlés et du chant lyrique ?

De la plus harmonieuse des façons, pour aboutir à l’une des plus enthousiasmantes productions opératiques de la saison. Drôle, intelligente, rythmée, poétique, la mise en scène est à la fois pleine de surprises originales et rigoureusement conçue pour favoriser l’expression du chant. Le spectacle regorge d’éléments réjouissants, tirés de l’univers du comédien et de la marionnettiste : véritable moteur de l’intrigue, l’horloge vitrée du premier acte figure la paroi d’un aquarium dans lequel dansent les convives déguisés en créatures plus ou moins sous-marines (souvenirs de Jules Verne) ; la fantasque gouvernante se meut dans un costume qui la dépasse et nous transporte (héritage de Monsieur Herck Tévé, production des metteurs en scène pour Canal+), et nous vous laissons la surprise des nombreuses marionnettes qui interviennent sans prévenir, provoquant une franche hilarité dans le public. Le travail somptueux de Laurent Peduzzi, concepteur des lumineux décors, et Vanessa Sannino, dont les costumes joyeusement colorés sont dotés d’astucieux appendices zoologiques, achève de transformer l’opéra-comique oublié en un petit bijou de divertissement féérique. Ce jeu virtuose avec les objets, les corps et les décors n’est jamais inopportun, au contraire : il apporte une dynamique visuelle parfaitement ajustée au rythme infernal du livret et à la musique pétillante d’Auber.

Car si leur esthétique théâtrale est reconnaissable dans cet ouvrage, Hecq et Lesort se sont montrés soucieux de la dimension musicale de l’œuvre. Les chorégraphies de Glyslein Lefever suivent parfaitement la structure des numéros écrits par Auber et la mise en scène s’adapte sans cesse aux plans sonores exigés dans la partition. Les ensembles paraissent toujours équilibrés, et la raison est autant scénique que musicale. Dans la relecture de l’œuvre (de menus aménagements ont été réalisés) et à la baguette, Patrick Davin donne une seconde jeunesse à la musique d’Auber, soignant la progression des dynamiques, la légèreté du discours et l’expressivité des solos. Dans la fosse, l’Orchestre Philharmonique de Radio-France le suit comme son ombre ; sur le plateau, les choristes d’Accentus font preuve d’un bel entrain et d’une élocution irréprochable. Que l’ensemble de la production soit saluée sur ce point : on peut suivre l’action et apprécier la musique sans regarder le surtitrage, détail pas si courant dans l’opéra français actuellement.

À la tête de ce casting francophone cinq étoiles, Anne-Catherine Gillet et Cyrille Dubois font un couple épatant : la soprano allie intensité du timbre et agilité de la ligne vocale, tandis que le ténor impressionne par sa voix ardente, toujours juste et d’une facilité déconcertante dans son registre aigu. Ils sont parfaitement secondés par le reste de la troupe : aux côtés de François Rougier, superbe comte Juliano, Antoinette Dennefeld campe une Brigitte délicieuse en pissenlit mutin au vibrato fleuri. Non contents d’être des chanteurs admirables, ils s’avèrent tous de formidables comédiens : lord Elfort est incarné dans un frenglish magnifique par Laurent Montel, Marie Lenormand est méconnaissable en Jacinthe vénale et autoritaire, et Laurent Kubla est délicieusement hideux en Gil Perez. Cette production n’a qu’un seul défaut : elle provoque une addiction inattendue au jeu du Domino.

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