Richard Strauss (1864–1949)
Salomé (1905)

Direction musicale : Thomas Guggeis
Mise en scène : Hans Neuenfels
Assistant à la mise en scène : Philipp Lossau
Décors : Reinhard von der Thannen
Assistante aux décors : Kathrin Hauer
Chorégraphie : Sommer Ulrickson
Lumières : Stefan Bolliger
Dramaturgie : Henry Arnold

Herodes – Gerhard Siegel
Herodias – Marina Prudenskaya
Salome – Aušrine Stundytė
Jochanaan – Thomas J. Mayer
Narraboth – Nikolai Schukoff
Herodias’s Page – Annika Schlicht
Jews – Dietmar Kerschbaum, Ziad Nehme, Linard Vrielink, Andrés Moreno García, David Oštrek
Nazarenes – Adam Kutny, Ulf Dirk Mädler
Soldiers – Arttu Kataja, Dominic Barbiere
A Cappadocian – David Oštrek
A Slave – Corinna Scheurle
Oscar Wilde – Christian Natter

Staatskapelle Berlin

Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 10 mars 2018

On attendait avec une certaine impatience Christoph von Dohnanyi au pupitre de la fosse de la Staatsoper de Berlin – Unter den Linden toute rutilante et rénovée pour diriger Salomé. Las, comme souvent, le chef a annulé sa participation quelques jours avant la Première, à cause, dit-on d’un conflit avec le metteur en scène Hans Neuenfels.
C’est l’assistant de Daniel Barenboim, Thomas Guggeis, bientôt Kapellmeister à Stuttgart qui a courageusement repris le flambeau d’un spectacle de haut niveau, mais qui ne répond pas forcément à tous les espoirs qu’on pouvait mettre en lui.

Entrée d'Oscar Wilde

Ce que souligne Hans Neuenfels, c’est dans Salomé l’alliance presque contre nature entre Oscar Wilde et Richard Strauss. Et pour Neuenfels, aucun doute n’est permis, c’est Wilde qui porte l’histoire et qui fait l’œuvre : d’où un néon « Wilde is coming » qui s’affiche, suspendu au milieu de l’espace, quand l’acteur Christian Natter qui figure Wilde entre en scène.

La mise en scène de Neuenfels est un « hommage » à Oscar Wilde dont la figure accompagne l’action tout au long du spectacle, y compris dans la Danse des sept voiles. C’est une mise en scène de l’abstraction, qui essaie de se détacher d’un orientalisme de pacotille. C’est vrai dans la Danse des Sept voiles, vue comme un ballet avec la mort, c’est aussi vrai dans l’esthétique de cet univers, qui fait foin du genre (Salomé passe par exemple d’une robe de soirée à un costume très masculin) et refuse aussi les attendus comme le plateau d’argent et la tête du prophète, devenu une sorte d’échiquier dont les pions sont une démultiplication de la tête du prophète, comme des jouets, comme un jardin de têtes.
Le jeu des acteurs est très contrôlé et peut-être bride certains personnages, comme Salomé elle-même, où Ausrine Stundyte semble un peu en deçà de ses incarnations habituelles.
Hans Neuenfels est un metteur en scène souvent passionnant, et il affronte une œuvre qui a inspiré de nombreux metteurs en scène depuis les années 90, à commencer par le notable travail de Luc Bondy avec Catherine Malfitano qu’on a même vu un peu partout en Europe.
Salomé est, dit-on une histoire biblique…elle l’est sans doute, venue de Flavius Josèphe, vaguement citée dans les Evangiles de Mathieu et Marc. L’histoire en elle-même est suffisamment connue depuis le Moyen Âge pour avoir inspiré des représentations picturales (Lucas Cranach l’ancien, Le Titien, Guerchin, Moreau et d‘autres). L’œuvre de Strauss a une source plus directe et plus sulfureuse, la Salomé d’Oscar Wilde, elle-même inspirée d’Hérodias, le conte de Gustave Flaubert ; elle a donc pour source un mythe littéraire qui a d’ailleurs aussi alimenté Massenet pour son Hérodiade. La fin du XIXe entre Flaubert, Massenet, Moreau, Wilde, mais aussi Mallarmé se saisit de cette histoire qui convient si bien au décadentisme ambiant.
Sans doute Strauss subodorait-il le succès de scandale d’une œuvre au parfum aussi sulfureux pour l’époque (1905) qui servait sa carrière encore jeune (il avait une quarantaine années à la création).
Hans Neuenfels sait évidemment tout cela, et il place l’action dans un espace qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs les citernes antiques (voir celles de Constantinople) et l’endroit où croupit le Prophète, qu’il place sans cesse à vue, comme demandé par Strauss d’ailleurs qui ne voulait pas d’amplification de la voix de Jochanaan, est une sorte de fusée à forme clairement phallique : encore une fois, il met à vue ce que le texte dit du désir et de la force érotique dispensée par le prophète pour Salomé, mais il enferme le prophète à l’étroit dans un phallus, comme s’il s’était enfermé dans le refus d’un désir qui néanmoins existe et le bride.

Loin de l’héroïne frêle et presque enfantine de Flaubert et de la tradition, qui joue sur le regard lubrique que pose Hérode sur elle, la Salomé de Neuenfels est pleinement adulte et joue sur tout un clavier, la séduction féminine, l’ambiguïté du genre (avec son costume masculin) dans une ambiance cabaret berlinois qui conviendrait tout autant à Lulu.

Scène finale

Dans cette volonté de replacer l’histoire non dans l’anecdote orientaliste ni même dans le cadre d’une esthétique fin de siècle, Hans Neuenfels utilise les dons d’actrice d’Ausrine Stundyte pour en faire un personnage à multiples facettes, suivi comme son double par Oscar Wilde, avec lequel elle « danse » la Danse des sept voiles, devenue pour l’occasion un « danse avec la mort » puisque l’acteur Christian Natter qui joue Wilde est revêtu d’un masque mortuaire, outre des testicules bien visibles qui lui pendouillent pendant tout l’opéra.

La question du genre est posée : aussi bien Jochanaan que Salomé revêtent une longue robe noire à frou-frou, épaules dénudées, comme si l’un était un miroir de l’autre, mais Salomé revêt aussi un costume masculin, à la mode de certaines femmes des années 20, tandis que Narraboth affiche un costume « d’oriental inverti » dirions-nous, caricatural, rendant le personnage ridicule et en même temps déchirant. On est toujours « border line » quand on approche Salomé…ou Oscar Wilde…
En revanche le couple Herode/Herodias reste à peu près dans la tradition, comme s’il n’intéressait pas le metteur en scène tandis que les juifs en frac semblent quant à eux sortis d’une quelconque opérette, tandis que des soldats en tenue blanche du désert (on est au Moyen-Orient…) font mouvoir le phallus/godemiché dans lequel est enfermé Jochanaan.
Il semble donc y en avoir pour tous les goûts dans un travail qui se laisse voir, esthétiquement très soigné, souvent fort, mais qui ne dit pas beaucoup plus que ce que nous savons sur l’œuvre, sur sa filiation, sur son sens. On sort du spectacle sans vraiment avoir le sentiment qu’il y ait là une lecture définitive ou novatrice, mais plutôt des pierres exploratoires du texte, puisque c’est de lui dont il s’agit.

Les personnages sont en place…

Il s’agit de liberté sexuelle et de son affirmation par l’individu, et Wilde veut aussi se dresser contre la société britannique imbibée de christianisme ou de puritanisme, d’où le Prophète vu par Neuenfels engoncé dans un phallus. Il s’agit plus de répression sexuelle que de sexe. Et tout est presque dit.
Dans ce cadre, Salomé est un instrument qu’on va habiller de toutes les manières, une sorte de pharmakos ramassant tous les standards de la provocation et en même temps porteuse de la « radicalité » de Wilde. Sur tout cela Neuenfels s’explique longuement, mais le spectacle produit correspond-il à sa réflexion par ailleurs profonde et juste notamment dans le rapport de cette œuvre à Penthésilée de Kleist, autre mise en scène du couple Eros et Thanatos ? Je ne le sens pas et si le spectacle est très souvent intéressant, il n’a pas la force stimulante d’autres travaux de Neuenfels.

Thomas Guggeis

Musicalement, ce devait être une grande fête : car, après l’annulation de Zubin Mehta pour raisons de santé, Christoph von Dohnanyi, un des grands vétérans de la direction d‘orchestre, et grand straussien, devait être au pupitre. Las, il a annulé quelques jours avant la première pour des différences de conception avec le metteur en scène. Soit. Mais Dohnanyi dont la carrière s’est déroulée notamment au moment où Neuenfels était une coqueluche des théâtres n’ignore rien du metteur en scène et savait parfaitement an acceptant avec qui il allait travailler…

C’est à un jeune assistant de Daniel Barenboim, Thomas Guggeis, qui va bientôt devenir Kapellmeister à Stuttgart qu’est finalement échue la défense de la partition. Le public de Berlin l’a accueilli avec sympathie, et il n’a pas démérité. Cette Salomé est au point, précise, sans scories, parfaitement en place : une Salomé de Kapellmeister justement, qui rend justice à ce jeune chef projeté en pleine lumière sans l’avoir demandé. Évidemment, il manque de l’éclat, il manque du relief, il manque de la couleur, il manque pour tout dire une interprétation qu’on ne peut exiger d’un jeune chef sans expérience, face à un grand de la mise en scène et remplaçant un grand du podium. Mais il faut saluer un travail plus qu’honorable et sans accrocs qui a quand même sauvé toute la série de représentations. Saluons au passage Daniel Barenboim probablement à l’origine de ce choix qui comme souvent sait soutenir les jeunes et les mettre en valeur.
La distribution réunie est de très haut niveau, Nikolaï Schukoff en Narraboth surprend, dans un rôle où on attend des voix quelquefois un peu plus claires, mais l’intelligence de l’artiste, son sens du texte, sa manière de colorer un rôle bref mais essentiel (c’est le premier mort de cette cérémonie à Eros et Thanatos) et son engagement bien connu font de son apparition un vrai « moment ».
L’ensemble des juifs est aussi très expressif et particulièrement bienvenu, avec cette graine comique, l’une des seules de l’œuvre.

Thomas J.Mayer (Jochanaan), Gerhard Siegel (Herodes) Marina Prudenskaya (Herodias)

 

Le couple Hérodias/Hérode, comme on l’a dit plus traditionnel est dominé par l’Hérode de Gerhard Siegel, expressif, passionnant à écouter avec la richesse de ses accents et de ses inflexions,  d’une très grande finesse interprétative et avec une voix puissante et bien projetée, une belle incarnation. Sans démériter Marina Prudenskaia est une Hérodias aux justes accents elle aussi, mais dont la figure est moins puissante, malgré une voix expressive au volume notable.

Thomas J.Mayer (Jochanaan)

Thomas Johannes Mayer est un Jochanaan magnifique, la voix est sonore, le texte est sculpté, l’incarnation pleine de relief par l’expression et les accents. Comme toujours chez lui, la prestation est de très grand niveau. Mais il aurait pu chanter de même dans n’importe quelle production, il n’adapte pas beaucoup jeu et couleur à ce que la mise en scène lui demande et c’est dommage

On connaît Ausrine Stundyte pour ses qualités d’incarnation et sa présence en scène souvent fascinante. Et on attendait quelque chose de similaire dans Salomé. Mais elle semblait un peu gênée et bien plus contrôlée que dans d’autres rôles, oserais-je dire bridée.

Ausrine Stundyte (Salomé)

Le personnage exigé par Neuenfels est assez glacial, assez distancié même dans les exigences de ses désirs. Sa présence scénique bien connue fait merveille, à tous niveaux et elle sait user de son corps comme seules de rares chanteuses le savent, mais vocalement sa Salomé n’est pas spectaculaire ; le timbre n’a jamais été exceptionnel, mais elle a toujours su négocier des aigus sûrs et puissants. Ici, le phrasé, la diction ne sont pas toujours au rendez-vous, et elle ne semble pas encore s’être totalement emparée du rôle, même si la prestation est de très bon niveau. On est cependant assez loin d’autres incarnations.
Et pourtant…
Elle a su pleinement se plier aux exigences de la mise en scène, qui voulait justement éviter l’exposition de la chair, comme par exemple chez Ivo van Hove à Amsterdam, mais travailler sur le fantasme, l’abstrait, l’explicite sans être exposition. Elle apparaît un personnage d’une extraordinaire solitude, seule contre tous, mais en même temps extraordinairement butée. Reconnaissons à sa composition si précise et si engagée – comme souvent – une vraie singularité qui en fait une Salomé ailleurs.
On le voit, un spectacle qui une fois encore entraîne une réflexion intellectuelle d’une exceptionnelle qualité, où la carnalité devient quasiment abstraite et pourtant toujours présente. Ce Wilde aux testicules offertes et au masque de mort le résume…

Danse des sept voiles
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Article précédentPerformances à la Biennale
Article suivantTonitruant Roi Dragon

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. Personnellement j ai trouvé la mise en scène effroyablement datée avec tous les fantasmes sexuels les plus primaires et poussifs. Neuenfels devrait sérieusement penser à la retraite, tout le monde ne s'appelle pas Kupfer, qui a son âge à une formidable clarté dans son travail.
    Massacrer une actrice formidable comme Stundyte restera dans les annales.
    Voir dans le même week-end et dans le même salle le travail certes incomplet mais passionnant de Tcherniakov devrait faire réfléchir les personnes en charges de la programmation.
    Je vous suit tout à fait pour Siegel le plus grand Hérode que j ai entendu.
    Amitiés

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici