Vannina Santoni et Jean-Sébastien Bou.


Malgré ses autres opéras, Rabaud, c’est Mârouf – et, côté orchestre, la Procession nocturne. Un brillant avatar de l’orientalisme français, qui tire les leçons du pittoresque tant aimé par le siècle précédent tout en assimilant les conquêtes d’un impressionnisme plus récent : Lakmé y côtoie Pelléas – alors que la fin du troisième acte fait penser au D’Indy de la Symphonie cévenole ou au Dukas de la Symphonie en ut. De cet orientalisme typique des fantasmes coloniaux, on trouve ici tous les clichés, littéraires et musicaux, avec les invocations permanentes à Allah et le style fleuri, l’exotisme des modes lointains, les langueurs capiteuses et les ostinatos rythmiques.

Pas de dialogues parlés pour cet opéra-comique qui fit fureur dès sa création à Favart en 1914. Mais le livret reste fidèle à l’esprit du genre : Lucien Népoty y traite l’histoire sur le mode léger ou comique. Cela pourrait en effet très mal finir sans l’intervention d’un génie : obéissant à un anneau magique – cela rappelle des souvenirs –, il fait apparaître enfin la caravane imaginaire débordant de richesses. Imposteur ou rêveur, Mârouf, misérable savetier cairote, en avait annoncé l’arrivée au Sultan, qui du coup lui avait donné sa fille. Il échappe ainsi à la mort : le fouet sera réservé au méfiant et méchant, mais perspicace, Vizir.

Quel plaisir de retrouver la production impeccablement réglée de Jérôme Deschamps, créée à Favart en 2013 et que Marc Minkowski vient de reprendre à Bordeaux ! Elle se garde bien d’occulter l’orientalisme, avec une casbah, un harem et ses eunuques, une pyramide et le sphinx de Gizeh dans le désert (décors d’Olivia Fercioni), de superbes costumes (par Vanessa Sannino), rutilants et improbables – chapeaux en forme de pommes d’amour, de théières, de renard pour le Vizir, de balance pour le Kadi… Mais la stylisation évite le kitsch et le chromo, parfois nourrie de références discrètes, notamment quand le harem nous rappelle à la fois le Bain turc et le Bal des sirènes. Le metteur en scène est remonté à la source, aux contes des Mille et une nuits traduits par Mardrus. Mârouf reste ainsi un conte oriental aux naïvetés assumées, comique mais pas grotesque, qui évite les pièges de l’actualisation comme ceux de la transposition.

Marc Minkowski, à la tête de son orchestre bordelais, n’a rien à envier à Alain Altinoglu qui avait assuré la création de la production. Il fait jaillir avec gourmandise les couleurs de l’orchestre, n’émousse pas les bigarrures de l’exotisme, s’abandonne volontiers à la sensualité de certaines pages, telles le début du troisième acte. Mais il dirige surtout en chef de théâtre, imprimant un élan continu à une partition dont l’unité s’avère parfois problématique, irrésistible dans l’ensemble fugué de la fin – clin d’œil à Falstaff ? Créé par Jean Périer, le premier Pelléas, Mârouf est-il ténor ou baryton ? Baryton, nous dit un Jean-Sébastien Bou d’anthologie, toujours aussi remarquable par la beauté du timbre, l’incroyable facilité de l’aigu, le modelé de la ligne – à peine lui reprochera-t-on des nuances trop détimbrées. Vannina Santoni succède avantageusement à Nathalie Manfrino : voix légère, un peu juste peut-être dans les passages tendus mais au joli fruité, délicieusement conduite, qui est bien celle de la séduisante Saamcheddine, fille du parfait Sultan de Jean Teitgen, timbre de bronze pour un souverain crédule et cupide. Quant aux autres, seuls le Pâtissier de Luc Bertin-Hugault et le Fellah-génie de Valerio Contaldo ont vraiment une voix. L’Ali de Lionel Peintre et le Vizir de Franck Leguérinel n’en ont guère et Aurélia Legay, aussi ruinée que Doris Lamprecht, hurle les invectives de l’acariâtre Fattoumah – et si l’on pensait, un jour, distribuer la « vieille calamiteuse » à une chanteuse en pleine santé ? Certes, ce sont surtout des rôles de composition. Cela, de toute façon, ne bride pas notre plaisir de retrouver ce Mârouf si coloré.

D.V.M.

Photos : Vincent Pontet.