Une fois de plus, le petit Opéra national de Lorraine à Nancy prouve qu’il est une grande scène nationale. La première du Werther de Massenet a fait l’unanimité du public ce dimanche, grâce à sa distribution attrayante : Edgaras Montvidas et Stéphanie d’Oustrac rayonnent dans les premiers rôles, entourés de seconds tout à fait à la hauteur. Quant à la direction de Jean-Marie Zeitouni, elle fait éclore des couleurs chatoyantes à l’orchestre.

Dès l’ouverture, le chef vit cette partition, qu’il fait partager au public : Werther, c’est du grand Massenet ; une chaleur se dégage des élans amoureux des cordes, une intensité dramatique aux instants fatals, des cuivres.

S’il faut savoir gré aux librettistes de Massenet d’avoir donné un rôle, un corps et surtout une voix à Charlotte, que le roman épistolaire de Goethe ne fait apparaître qu’à travers les lettres du jeune héros, il appartient à Stéphanie d’Oustrac d’incarner ce personnage avec brio : quel délice ce mezzo-soprano, jamais pris en défaut, corsé et scintillant d’harmoniques, quel plaisir de la voir évoluer sur scène, dans l’extase comme dans la douleur. C’est le troisième acte qui la révèle pleinement, y compris son expressivité d’actrice, d’abord dans le touchant face-à face-avec sa sœur Sophie (Dima Bawab – comment Werther aurait-il pu résister à son charme innocent et à son soprano papillonnant ?), puis dans ses duos d’amour déchirants avec l’homme auquel elle a commencé par se refuser.

Amoureux fou au même degré de la nature que d’une femme promise, puis donnée à un autre, Werther exhale une sensibilité toute klopstockienne, qui ne manque pas de se heurter au réalisme et au pragmatisme bourgeois propre à la maison du Bailli (Marc Barrard, vigoureuse basse). Père de sept enfants, l’amour de ce dernier pour sa progéniture n’a d’égal que celui qu’il porte à Bacchus, partagé par le cercle des bons amis (Erick Freulon, en baryton Johann très tonique, et Eric Vignau, ténor expérimenté transmettant la bonhomie de Schmidt). Albert, le mari trompé, amer et désemparé, lorsque Charlotte se précipite dans la neige pour assister Werther dans ses dernières secondes, trouve son interprète rêvé dans Philippe-Nicolas Martin au baryton viril et dynamique. Quant à lui, Edgaras Montvidas remplit le rôle-titre avec excellence. Le style français lui va comme un gant, son ténor est puissant dans sa suavité et intéressant comme un bonbon de caramel au beurre salé ; peut-être à quelques reprises un accent lituanien perce-t-il, mais cela ne rend son interprétation de Werther que plus originale. Déchirant dans les troubles du personnage, son timbre est toujours soutenu par une technique vocale qui montre sa solidité dans les demi-teintes subtiles, égales à celles de sa partenaire scénique.

Mise en scène (Bruno Ravella), décors et costumes (Leslie Travers) misent sur une historicité certaine : le plateau est une boîte aux perspectives parfois paradoxales, dont les murs aux jolies boiseries peintes en style paysage (images de la nature extérieure vénérée par le héros) enferment Werther, le poussent dans des impasses ou dans les bras du suicide. Tricornes, tabliers, culottes, robes seyantes et souliers bouclés sont aussi jolis à regarder que littéralement pittoresques : à tout moment, on a l’impression d’être immergé dans un tableau de genre de la vie domestique au XIXesiècle. Mais cette esthétique des murs, en dépit de l’ingéniosité mobile du décor, capable de faire miroiter un ciel étoilé ou des extérieurs enneigés, a un prix : l’immobilité et le statisme, parfois le dénuement, à l’image du monde bourgeois étriqué, quelque peu compensés, il est vrai, par la volubilité des solistes.

Sturm und Drang : Massenet semble avoir musicalement transposé ce maître-mot du mouvement littéraire allemand que déclencha le roman de Goethe (ainsi qu’une mode vestimentaire particulière et une vague de suicides plus ou moins juvéniles). La richesse de l’orchestration fait se côtoyer orgue et harpe, rivaliser violoncelles et contrebasses, et à combien de reprises ne tombe-t-on pas amoureux soit de la flûte solo, soit du violon charmeur, si ce n’est du hautbois plaintif ? Jean-Marie Zeitouni veille jalousement sur chaque détail d’ornementation ou de respiration, aussi infime soit-il, soufflant le texte aux solistes, guidant les choristes en coulisses et invitant le public à plonger corps et âmes dans une partition séduisante, bouillonnante d’émotion partageuse.

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