Elektra à Bordeaux, une orgie de chant et de musique paroxystique !
Qui se souvient de l’Elektra rageuse de Dame Gwyneth Jones à la crinière blanche, ou de Léonie Rysanek hagarde, rampante, à moitié folle, dans le film de Götz Friedrich, de l’ampleur envoutante d’Astrid Varnay, de la brillance décapante de Birgit Nilsson, du volume à faire trembler les murs de la voix d’Anja Silja, et d’autres voix « monstres », toutes ayant marqué le rôle d’Elektra par leur vocalisme stupéfiant, leur intensité dramatique ?
Qui s’en souvient sera sans doute émerveillé de découvrir en Ingela Brimberg, une nouvelle Elektra : plus féminine, plus lumineuse, plus lyrique, si on l’ose dire, mais tout aussi puissante. La wagnérienne suédoise fait preuve d’une maîtrise phénoménale, capable de démarrer sur le fil de voix, de faire un très lent et très long crescendo jusqu’à noyer l’immense orchestre, et sans jamais abandonner la beauté du son. Ses longs soliloques sur le texte très imagé de Hofmannsthal, lui permettent de déployer toute sa puissance. Parfois schlank -filée- parfois d’une force bouleversante, ses notes très aigües planent sur la salle, lumineuses et pures. Malgré sa grande puissance, elle est capable de nuances délicates quand l’orchestre le lui permet. La scène de reconnaissance avec Oreste est d’une grande tendresse, et le dialogue avec sa mère est glaçant. Sur scène, elle est d’une élégante souplesse, capable de glisser lentement à genoux comme une danseuse, et de se lever gracieusement. Cette souplesse tant vocale que théâtrale lui permet de faire ressortir la tendresse, la naïveté, et la compassion de ce rôle, qui autrement déborde de violence, voire de démence.
Dans le rôle de sa sœur, Chrysothémis, la soprano Ann-Marie Backlund incarne parfaitement la force de vie qui continue de courir indomptée même dans les pires catastrophes. Elle se déplace toujours en courant de tous petits pas lestes, sans doute pour montrer la jeunesse, la vivacité du personnage qui prise sa vie de femme bien davantage que l’impératif de vengeance. Quoique leste de pied, elle a une voix plus sombre, plus épaisse que celle d’Elektra, ses graves sont d’une profondeur mystérieuse, ses aigus puissants, mais restent riches. L’air « Ich kann nicht sitzen und ins Dunkel starren, wie du » (Je ne puis rester assise et fixer le noir, comme toi) semble d’un tempo un brin trop rapide pour son confort. L’orchestre semble lui livrer bataille plus qu’il ne l’accompagne, jouant à pleine force et ne lui laissant pas de place pour les nuances, mais elle s’acquitte avec gloire de l’air. Dans les moments intimes, l’orchestre jouant très bas, elle peut de nouveau régaler avec les délicieuses couleurs de sa voix grave.
Felicity Palmer vient au rôle de Clytemnestre armée de quatre solides décennies de métier. D’une présence éblouissante, en maîtrise totale de son corps, comme du moindre geste, elle incarne une femme sclérosée de haine, traversée de douleur à chaque pas. Elle offre également une leçon de diction allemande, chaque syllabe caressée, ou crachée selon le sens, et d’une parfaite clarté. Une technique de forte « compression » selon l’ancienne école, sa voix est magnifiquement projetée, quoique parfois un peu acide.
Le baryton-basse Gidon Saks joue le rôle d’Oreste. Dramatiquement, il est d’une extrême efficacité. Comme Felicity Palmer, ses moindres gestes, mouvements, syllabes sont riches de sens. Il accomplit le miracle de paraître écouter très activement, le dos tourné à son interlocuteur. Dès sa première apparition, le public comprend qu’il est, comme le Wanderer, une sorte de dieu déguisé. Immobile, comme de marbre dans son coin, il réussit pourtant à capter toute l'attention. Parfois héros, parfois aussi petit garçon, il est aussi très touchant, se roulant par terre, pleurant, prenant sa sœur dans ses bras.
Mais Elektra est un opéra de femmes. Dès la première note de l’orchestre, six solistes émergent comme par magie au fond de la scène, évoquant le chœur antique. Ce sont les cinq servantes, (Aude Extrémo, Salomé Haller, Julie Pasturaud, Cyrielle Ndjiki Nya, Mireille Delunsch) et une surveillante (Aurélia Legay). Chacune traite son rôle avec originalité, vocalement comme gestuellement, et chacune est une artiste-lyrique majeure. Particulièrement frappantes sont la radieuse et opulente soprano de Cyrielle Ndjiki Nya, l’excitante voce di petto (voix de poitrine) de Julie Pasturaud, la ravissante soprano d’Aurélia Legay, et l’interprétation de la soprano Salomé Haller.
Dans les rôles masculins secondaires le ténor Paul Gaugler, (le jeune serviteur), est impressionnant dans le registre très aigu, et Sévag Tachdjian (le Précepteur d’Oreste) plaît avec une belle voix de baryton-basse, bien équilibrée. Christophe Mortagne est superbement odieux dans son rôle d’Egisthe, habillé en Dandy avec des bottes rouge sang. Les Chœur de l'Opéra National de Bordeaux, placés comme ils le sont à l’extérieur de la scène, chantant contre l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine à toute force, ne s’entendent malheureusement pas suffisamment.
La version d’Elektra offerte par l’Opéra National de Bordeaux à l’Auditorium est une version de concert, sans décor ni costumes. Mais l’éclairage ingénieux d’Eric Blosse, la mise en espace par Justin Way, le jeu théâtral des chanteurs, la sauvagerie des images d’Hofmannsthal, et surtout la musique intensément évocatrice de Strauss stimulent tant l’imagination, qu’un décor et des costumes paraissent superflus.
Paul Daniel dirige l’excellent et imposant orchestre (94 musiciens dont 17 cuivres) exaltant toutes les richesses de la partition, allant des tutti cataclysmiques aux pianissimi solistes d’une extrême pudeur, sans oublier quelques passages quasi gais, presque forains. Lui et ses musiciens rendent la plus belle des justices à tous les figuralismes de Strauss, leviers de la violence métaphorique du livret d’Hofmannsthal. L'éblouissant solo de flûte ou la descente « rampante » des cuivres commentant le serpent qui glisse sur Clytemnestre dans ses rêves en sont deux exemples.
Si l’opéra de Strauss se veut cathartique, il l’est surtout lorsque le dernier accord sonne, et que le public se lève en délire, extatique.