Opéra de Dijon : El Prometeo de Draghi renaît dans la douleur

- Publié le 21 juin 2018 à 17:12
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Une étrange créature post-baroque vient de voir le jour à Dijon, sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon, après une gestation marquée du sceau de la malédiction.

En décembre 1669, après deux représentations à la très hispanophile cour de Vienne, El Prometeo (un opéra composé dans le goût vénitien sur un livret castillan par un Italien passé au service des Habsbourg) sombre irrémédiablement dans l’oubli. Empruntant autant à Calderon qu’au capriccio bizarro, son argument mêle trois histoires a priori sans lien : les amours contrariées de Thétis et de Pelée, la fable tragique d’Arachné et le mythe de Prométhée, confondu avec celui de Pygmalion (le titan vole ici le feu divin pour donner vie à une statue dont il est tombé amoureux). Pas moins de treize personnages (mortels et dieux, monarques et serviteurs) nouent d’improbables imbroglios jusqu’à un happy end inattendu : la fidélité amoureuse triomphe de toutes parts et Prométhée, contre toute attente, est désenchaîné !

Après trois siècles de silence, la malédiction frappe El Prometeo deux fois encore. Le metteur en scène engagé pour sa résurrection, Gustavo Tambascio, décède subitement le 3 février 2018. C’est à Laurent Delvert qu’incombe la rude tâche de concrétiser un spectacle laissé à l’état d’esquisses : une gageure parfaitement assumée, avec une direction d’acteur classique et efficace (jeu strictement frontal) dans un écrin visuel séduisant (scène « à transformations » emplie de spirituelles références) où l’hétéroclite, voire un certain kitsch élégant, tient lieu de merveilleux.

Second coup du sort : Leonardo Garcia Alarcon s’était engagé dans ce projet sans savoir que la musique de l’acte III était perdue. Après d’infructueuses recherches, il s’est finalement résolu à composer lui-même tout ce qui manquait : chant, basse, ouverture et parties orchestrales. Mais si la musique originale de Draghi ne manque pas de beautés, les deux premiers actes d’El Prometeo n’en font pas pour autant un immortel chef-d’œuvre. Quant aux compositions d’Alarcon : elles attisent l’attention de l’auditeur, mais ne sauvent pas vraiment l’ouvrage. Son contrepoint kaléidoscopique relève surtout du rapiéçage de formules, empruntant autant à Draghi (que le chef déclare ne vouloir ni copier, ni imiter) qu’à Monteverdi, Merula, Cavalli, Cesti, Caldara, voire à Mozart (« un hommage que j’ai voulu rendre à l’opéra autrichien »). Si certains passages revêtent une indéniable puissance pathétique (impressionnante confrontation de Minerve et Arachné), l’ensemble n’en paraît pas moins trop composite, sans véritable colonne vertébrale musicale et dramatique : l’ouverture « maritime » est plus pâteuse que fluide ; l’acte III devient un long tunnel !

Le chef argentin avait heureusement réuni un formidable plateau pour conjurer ces malédictions. Le Prométhée de Fabio Trümpy, beau ténor alliant idéalement héroïsme et dolorisme, est une vraie révélation. Mariana Florès, aussi rayonnante qu’émouvante, illumine la scène à chacune de ses apparitions. Ana Quintans et Anna Reinhold incarnent avec autorité Minerve et Pandore. Face à ces déesses fulminantes, Lucia Martin-Carton est une Arachné à l’humanité poignante. Zachary Wilder aborde avec vaillance les suraigus tour à tour facétieux et vengeurs de son Mercure en patinette. Si Victor Torrès (qui fut un immortel Orfeo) campe encore un truculent Nérée, le Jupiter sans vigueur d’Alejandro Meerapfel paraît bien peu convaincant. Une vingtaine d’instrumentistes et le Chœur de Chambre de Namur ont apporté un surcroît de splendeur à cette œuvre maudite, aux allures de créature de Frankenstein.

El Prometeo de Draghi. Dijon, Auditorium, le 15 juin.

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