Chroniques

par bertrand bolognesi

Oberst Chabert | Colonel Chabert
opéra d’Hermann Wolfgang von Waltershausen

Opernhaus, Bonn
- 5 juillet 2018
Le colonel Chabert, opéra de Waltershausen (1912) d'après le roman de Balzac
© thilo beu

À jeter un œil sur la prochaine saison lyrique de Bonn, l’on est bien aise de constater sa belle audace à programmer des ouvrages rares ; comme Der Kaiser von Atlantis (Ullmann), L’affaire Makropoulos (Janáček) ou Les vêpres siciliennes (Verdi) en version française. Quant au millésime 2017/18, après avoir présenté Ghost Knight de James Reynolds en création mondiale, Akhnaten de Glass et le passionnant Penthesilea de Schoeck [lire notre critique du CD], le voilà couronné par la résurrection d’un opus oublié : Oberst Chabert de Waltershausen.

Le 18 janvier 1912 à Francfort avait lieu la première de cet opéra en trois actes, imaginé à partir du célèbre roman de Balzac, Le colonel Chabert, paru en 1832. Le compositeur en signait lui-même le livret, non sans s’emparer si bien de l’argument qu’il en modifiait sensiblement le dénouement. Le drame social du revenant intempestif (cf. Alain Brossat), sur fond de chicanes juridiques bien français, se trouvait alors investit d’un héroïsme encore romantique. Quand l’écrivain dépeignait une Rosine déterminé au pire, arriviste et sans pitié, quand Chabert, abattu après sa découverte des intentions d’une femme prête à tout pour le balayer de son chemin, se résignait à n’être plus qu’Hyacinthe, le vagabond, le musicien montrait le suicide du colonel se sacrifiant au bonheur de celle qu’il aime encore, puis Rosine elle-même renonçant à son second ménage, à ses enfants, et, découvrant l’acte de son premier mari, s’empoisonnant bravement sur sa dépouille.

Né à Göttingen en 1882, le baron Hermann Wolfgang von Waltershausen vécut une partie de son enfance à Strasbourg où l’on dut l’amputer de la jambe et du bras droits, suite à une lymphogranulomatose maligne avancée. Il fera cependant son apprentissage musical avec un acharnement admirable, qu’il poursuivit à Munich à partir de 1901. Outre pour ses œuvres – l’opéra-comique Else Klapperzehen (1907), l’opéra Richardis (1915), un Quatuor à cordes en mi mineur (1915), l’Apocalyptische Sinfonie (1924), le poème symphonique Hero und Leander (1926), etc. –, et ses essais musicologiques, Waltershausen gagne sa renommée en tant que pédagogue avisée. Oberst Chabert, indiqué tragédie en musique en trois actes, connut le succès, au point d’être reprises sur plusieurs scènes, y compris hors du territoire allemand, jusqu’à la déclaration du la Grande Guerre. Plus tard, s’étant avéré ouvertement critique face à la montée du national-socialisme, l’artiste devrait prendre une retraite anticipée avec l’avènement d’Hitler à la chancellerie du Reich. Hermann Wolfgang von Waltershausen s’éteignit durant l’été 1954, à Munich.

Les maîtres d’œuvre de la présente exhumation d’Oberst Chabert poursuivent à Bonn l’aventure dans laquelle ils s’étaient engagés il y a huit ans à Berlin, en le programmant à la Deutsche Oper. Il s’agit du chef d’orchestre Jacques Lacombe et du dramaturge Andreas K. W. Meyer. Ce dernier conduit aujourd’hui la destinée de l’Opéra de Bonn dont le premier est devenu le directeur musical. Après qu’un aléa budgétaire de l’institution berlinoise n’ait permis qu’une mise en espace, il revient donc à l’institution rhénane d’honorer par une mise en scène cet ouvrage que les planches ne connurent plus depuis 1933. À la tête du Beethoven Orchester Bonn, Jacques Lacombe [lire nos chroniques de La Juive, Werther et Le Cid] s’ingénie à révéler la musique de Waltershausen, proche de celle de Thuillé quant aux passages les plus chambristes, parente de celle de Richard Strauss pour l’opulence orchestrale et le contraste. Mais si la partition caresse tour à tour Elektra et Salome, encore est-ce en citant à plusieurs reprises La Marseillaise qu’elle module, puis, au plus fort du lyrisme, en s’emportant dans des envolées alla Schreker, quoiqu’en plus timide. La facture de Waltershausen s’inscrit donc dans l’héritage traditionnel postromantique. Le chef québécois en magnifie l’exécution d’une véhémence bien venue qui fermement mène le drame.

On retrouve le metteur en scène Roland Schwab [lire nos chroniques du 15 janvier 2017 et du 24 juillet 2016] qui, avec la complicité de David Hohmann pour le décor, de Renée Listerdal aux costumes et sous la lumière de Boris Kahnert, propose une lecture semi-actualisée de l’argument. Son propos ne s’en tient pas au seul destin du colonel de Napoléon mais au sort potentiel des disparus de toutes les guerres, plus particulièrement des plus récentes. C’est là faire l’impasse sur des aspects intéressants de l’œuvre – comme l’intérêt d’un compositeur allemand pour l’histoire d’un héros des campagnes de l’empire français, par exemple, ou encore sa possible identification à l’infirme Chabert, etc. –, mais c’est son choix, qu’on ne discutera pas. Un trou tient lieu de frontière entre les divers lieux de l’action et les gravats où se tient le colonel, silhouette toujours suspendue au bord de l’abyme ; il est à la fois la lucarne du temps perdu et l’espoir surgit dans la fosse commune dont il s’est échappé. Ainsi cet espace assez lointain de la salle accueille-t-il le cabinet de l’avoué Derville, le salon des Ferraud, et ainsi de suite. Si la datation des équipements est volontairement incertaine, les vêtures s’opposent, entre le vagabond d’aujourd’hui, des juristes années cinquante et une comtesse du XIXe siècle. Des images de ville après un bombardement, de dossiers jetés çà et là sur des étagères brouillonnes, de scènes guerrières, de l’escalier de l’hôtel particulier où vivait autrefois le tenu pour mort, de feux d’artifice ou de frondaisons, se succèdent et bientôt se superposent dans le travail vidéastique de Janica Aufmwasser, Niclas Siebert et David Sridharan où l’on rencontre même Das Eismeer de Caspar David Friedrich.

La direction d’acteurs soigne chaque figure – de la gueuse parvenue au rude soldat, en passant par l’avoué fêtard, le vétéran farouche et le clerc persifleur (seul le personnage du Comte, manquant de corps, semble n’avoir guère retenu son attention). En revanche, l’on ne saurait cautionner le procédé brutal qui consiste à aveugler le public en dirigeant les projecteurs dans ses yeux, en guise de changement d’acte, ni celui de convoquer un son additionnel pour évoquer les ténèbres qui relève du manque de confiance en la puissance de la musique.

Un sextuor vocal bien choisi défend vaillamment Oberst Chabert. Le jeune ténor David Fischer donne un Boucard très sonore et d’une appréciable souplesse. Stephen Bronk interprète dignement le Caporal Godeschal. Dans la partie ingrate, toujours tendue et peu phrasée, du Comte Ferraud, on retrouve avec plaisir le timbre lumineux de Peter Tantsits, souvent applaudi dans le répertoire contemporain [lire nos chroniques des 17 novembre et 17 avril 2017, ainsi que du 5 mai 2018], qui s’en sort adroitement. Melot ici-même il y a cinq ans [lire notre chronique de Tristan und Isolde], le baryton robuste de Giorgos Kanaris prête à Derville une saine intensité vocale. D’abord vamp puis femme émue, la Rosine d’Yannick-Muriel Noah intègre habilement l’écriture fort lyrique que lui réserva Waltershausen. Enfin, le baryton-basse Mark Morouse signe une grande incarnation du rôle-titre [lire nos chroniques d’Irrelohe et de Dardanus] : la sombre couleur de sa voix, l’ampleur de sa projection et le charisme sont au rendez-vous.

BB