Arabella marie sublime et grotesque à Munich
Trois ans après sa première, l’Arabella signée Andreas Dresen est reprise au Bayerische Staatsoper de Munich, en grande partie avec la même distribution dans les rôles principaux. Située dans les années 1860 par le librettiste Hugo von Hofmannsthal, cette comédie lyrique est ici replacée dans le XXème siècle et un espace scénique grandiose (mais loin d’être excessif). Un grand escalier sculpte le symbole principal de la hiérarchie et de la mobilité sociale. Composant un grand "X" et tournant par moment il donne à voir les structures principales de l’intrigue (les décors sont de Mathias Fischer-Dieskau). Les costumes de Sabine Greunig suivent la même optique pour les figurants –des smoking et des robes du soir, avec beaucoup de détails rouges, ainsi que des masques pour le bal– à côté de la garde-robe plus généreuse du personnage-titre. La scène n’est jamais surchargée par un mouvement superflu, ni par des éléments exogènes, et Dresen laisse le drame naître de l’interaction entre les personnages, en même temps qu'il dessine l'image d’un monde se dirigeant inévitablement vers la décadence (surtout dans son expression charnelle).
L’Orchestre des lieux, d’un timbre essentiellement chaleureux, doux et romantique, obéit fidèlement à la baguette de Constantin Trinks, dont la plus grande contribution consiste à tirer le juste flux d’une partition très variée, sans accaparer l’attention trop loin du drame. La musique Straussienne présente un catalogue de styles et d’ambiances, telle la conversation rapide du premier acte (des fois même, trop rapide pour le surtitrage allemand !), parfois des dialogues parlés, des valses insouciantes et des ruptures soudaines, ainsi que la confusion et la réconciliation avant et après le dénouement final. Trinks se révèle maître des transitions entre l’esprit et le caractère de chaque instant particulier de la pièce, qu’il tisse tous de manière différente, sans jamais afficher les fils de ses coutures. La texture de son Arabella est celle d’une toile à la fois multicolore, détaillée et d'une seule pièce.
Anja Harteros donne au rôle d’Arabella une grande complexité. En partie confiante en soi, sarcastique et imposante, parfois moralisatrice, elle séduit et ridiculise ses prétendants, pour ensuite réapparaître comme une jeune femme, anxieuse, hésitante, incapable de comprendre cette comédie d’erreurs jusqu’à (presque) perdre le contrôle de la situation. Tout aussi crédibles sont ses regards meurtriers, sa compassion, l’affection envers sa sœur, et même son invocation de Dieu. Elle émerge en outre comme le personnage le plus intelligent de l’œuvre avec une profonde conscience du statut social de sa famille et de ses prétendants. Vocalement, sa maîtrise est totale, par la caractérisation et le jeu dramatique, les longues lignes magnifiquement tenues, les couleurs de ses différents registres ainsi que la qualité rayonnante de l’instrument, la légèreté vocale et une autorité naturelle. Chacune de ses interventions devient un moment central de l'opus.
Dans le rôle de sa sœur Zdenka, déguisée en son « frère » Zdenko, Hanna-Elisabeth Müller émerveille le public avec sa tessiture parfaitement équilibrée : un registre aigu clair, élégant et gazouillant s’unit avec la rare beauté du registre bas. Au service de la caractérisation, elle ajoute un talent instinctif pour la coloration des différentes émotions et pour la variation des moindres détails, ainsi qu’une ardeur attirante et, pertinemment, une expression presque mélodramatique à quelques occasions.
De tous les rôles abordés par Thomas Johannes Mayer, celui de Mandryka représente l’un des plus exigeants et en même temps peut-être son meilleur, grâce à son intuition pour l’économie vocale au fil du spectacle. Son baryton-basse beau et plein (et après quelque temps pleinement réchauffé) manipule magistralement les spectateurs. S'il est d’emblée charmant et attractif sur le plateau, il se révèle soudainement effroyablement brutal et agressif, un changement qu’il prépare en réalité subtilement et en parfaite symbiose avec ce que ressent le public lorsqu'il voit évoluer les caractères sur le plateau. Puis, il revient, réarmé avec son charisme naturel et son chant aussi tendre et sincère que retentissant et admirable, pour ensuite faire peur de nouveau, avec son jeu drastique, sa caractérisation et son articulation précises, ainsi qu’un comportement irrespectueux –pour rester poli– envers les femmes.
Benjamin Bruns incarne l’officier Matteo avec une intensité presque passive-agressive et très appropriée pour le personnage. Surtout, son beau registre moyen contribue au portrait d’un amant engagé et juvénile, dont le désespoir se transmet autant par son jeu actif que par son ténor clair et plein, avec une projection aussi impeccable que son articulation. Il atteint le sommet de son potentiel, vocalement ainsi qu’émotionnellement, dans le duo avec Arabella du dernier acte, elle faisant le contrepoids parfait à son doux lyrisme romantique.
Formant un couple aussi charmant qu’improbable, Kurt Rydl et Doris Soffel jouent les rôles du Comte Waldner et de sa femme Adélaïde. L'éminent interprète du répertoire pour basse (depuis 45 ans) éblouit par l’ensemble de ses qualités en tant que chanteur et acteur, la pure puissance et l’énormité de son instrument, sa mimique et sa gestique réunies avec une caractérisation exacte, aussi à l’aise dans le parlé que dans le chanté. Doris Soffel, mezzo-soprano aux multiples talents, se sert d’une voix forte et légèrement métallique pour représenter une femme vieillissante dans le déni, cherchant à maintenir sa jeunesse à tout prix. Un portrait d’une mère à la fois adorable et tragique, hystérique et ambitieuse. Une puissance vocale wagnérienne alliée au jeu idéalement grotesque, comique et mélodramatique.
Dans le rôle relativement court de Fiakermilli, les spectateurs peuvent profiter des excellentes coloratures de Gloria Rehm, habillée en cuir et munie d’une cravache : la scène lui appartient, et elle accomplit souvent ses splendides aigus et ses gammes à tombeau ouvert parallèlement aux pratiques sexuelles avancées. Dans les moindres rôles, la mezzo-soprano Heike Grötzinger donne à la Diseuse de bonne aventure un caractère visionnaire, et les trois prétendants d’Arabella sont bien différentiés : Dean Power (Comte Elemer) prête son haut ténor à un jeu intense et engagé, Johannes Kammler (Comte Dominik) chante avec un baryton riche et lyrique, et Torben Jürgens (Comte Lamoral) remplit l’espace sonore avec sa basse chaleureuse et barytonnante. Les trois partagent la scène lors du bal avec le Chœur de l'Opéra d'État de Bavière (préparé par Sören Eckhoff), peu loquace dans cet opéra.
Devant le rideau, les artistes sont remerciés par un public unanimement trépignant. En janvier 2019, la distribution, légèrement modifiée, viendra au Théâtre des Champs-Élysées à Paris pour présenter l’œuvre en version de concert – un événement à ne pas manquer.