Norbert Ernst (Loge), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime) et Wolfgang Koch (Wotan).

Reprise du Ring à l’Opéra de Munich sous la baguette fabuleuse de Kirill Petrenko. Prologue.

Il est des reprises prioritaires. Certes, le Ring de la Staatsoper, mis sur le métier en 2012 sous la baguette de Kent Nagano,      alors directeur musical, et mis en scène par Andreas Kriegenburg – dont l’Opéra de Paris présentera une nouvelle production des Huguenots dès septembre –, n’est plus une nouveauté. Repris deux fois cet hiver, après trois ans d’absence, il revient une fois encore en cette fin juillet sur la scène munichoise et s’annonce comme l’un des sommets absolus d’un Festival qui n’est pas avare en splendeurs. C’est, atout premier, qu’il est dirigé par Kirill Petrenko, l’actuel directeur musical de la maison, dont la présence dans l’abîme mystique de Bayreuth avait été une illumination aux premières années du Ring de Frank Castorf. Et que la distribution, alignant des noms au faîte du chant wagnérien d’aujourd’hui (Nina Stemme, Anja Kampe, Wolfgang Koch, Jonas Kaufmann, Stephan Vinke) et des piliers de la Staatsoper, peut être considérée comme la plus somptueuse de l’année. Comment ne pas y courir ?

Confirmation qu’il s’agira d’un immense moment d’orchestre dès le prélude de Rheingold : de cette fosse très ouverte sort un son différent de celui de Bayreuth, forcément moins fondu, plus clair, plus rayonnant aussi mais tout aussi tendu, tout aussi narratif. Avec cette caractéristique fondamentale d’être un son personnel, entendu sous nulle autre baguette. Car Petrenko fait du son wagnérien un objet inouï : le sien – comme les grands d’autrefois, Böhm, Karajan, Boulez, tous aptes à lever une pâte sonore différente de la tradition majuscule d’un Wagner outré, imposant, épuisant. Avec lui, on se prend à se trouver simplement bien dans ce flot musical, à perdre son sens de l’écoute critique, du détail (toujours magnifique) comme de l’arc (toujours sans la moindre baisse de tension), pour jouir simplement d’une fête sonore irrésistible. Pas un parti pris, pas une démonstration, pas d’application d’une théorie de la direction d’orchestre, mais bien l’évidence d’un Wagner accessible dans l’immédiateté du son et du sens porteur de sa théâtralité vivante et infinie. Un bonheur, autrement dit, qui parcourra les deux heures et quart bien enlevées de ce Prologue qui, pas un instant, ne laissera errer l’esprit de l’auditeur ailleurs, le captivant, le gardant subjugué – non pas soumis, mais comme intégré au propos.

Sur ce support qui est aussi attention même au chant, la troupe munichoise (dans Rheingold, c’est encore ainsi qu’on peut définir la distribution) est en plein accomplissement. On a certes connu des Wotan plus historiques que Koch, qui semble ici bien fatigué, bien peu sonore, des Fricka plus investies que Gubanova, pourtant somptueuse, des Loge plus joliment timbrés que Norbert Ernst… Mais on a rarement eu troupe aussi cohérente, avec des Filles du Rhin aussi superbes, fortement distinctes et si parfaitement distribuées (la Woglinde de Hanna-Elisabeth Müller, délicieuse, la Wellgunde agicheuse de Rachael Wilson, la Flosshilde ombreuse de Jennifer Johnston), avec un Fasolt magistral, prenant, aimable d’Alexander Tsymbalyuk et un Fafner encore à mûrir de Ain Anger, mais déjà noir de traits, et des Dieux aptes à porter la ligne délicate de leurs adresses finales, le « He da ! » de Donner (Markus Eiche), le « Zur Burg » de Froh (Dean Power), une Freia boudeuse mais joliment féminine (Golda Schultz), une Erda imposante d’Okka von der Damerau, un Mime toujours sonore et glapissant de Wolfgang Ablinger-Speerhacke. Mais sur le plan vocal, c’est incontestablement la soirée de John Lundgren, Alberich débordant de voix, fortement timbrée, comme de présence, n’attendant pas la malédiction pour dominer d’un chant impérieux les scènes 3 et 4. Alors, oui, Koch fait pâle figure devant son antithèse noire, mais Ernst, incisif, complice du public, mobile en presque diablotin, fait son miel à rivaliser avec lui par tous les ressorts d’une voix tout aussi frappante.

Gardera-t-on d’eux une image visuelle aussi forte que de leur chant ? Pas sûr, et là se pose la question de la production d’Andreas Kriegenburg, qui est de celles qui ne risquent pas de déranger ni de renouveler notre approche de l’œuvre-monde. Collection de très belles images, modernes, abstraites dans le traitement de l’espace qui s’inscrit dans une vaste boîte de bois clair signée Harald B. Thor, dont sol et plafond seront, au gré des pentes, un moyen simple de créer le vertige dramatique en y ajoutant des éclairages de belle venue. Mais c’est le jeu des corps qui a intéressé le metteur en scène au premier chef : le Rhin, c’est une centaine de statisten (comme on dit ici) qui, tout de blanc vêtus, semblent pique-niquer au sol bien avant le prélude, donnant à cet univers visuel clos une notion de Nature heureuse qui dit le point de départ « vierge » de la légende. Dénudés, enduits de peinture cobalt, ils vont, par leur chorégraphie, créer le flux du fleuve, ses remous, ses repos, ou montrer dans une lancinante traversée l’asservissement des Nains. Statufiés, ils seront aussi ces cubes à la César – qui évoquent aussi les fosses communes de sinistre mémoire –, concrétions de corps humains qui soutiennent les Géants. Avec quelques bonnes idées, comme ces porteurs de lumière qui, éblouissant le public, permettent d’imaginer l’invisibilité d’Alberich, ou ces lingots qu’on distribue à la volée pour créer un mur (lequel sera vite enfermement pour les participants à la partie de poker menteur qui se joue en fait dès la scène 2 entre Dieux, Géants et Nains en costumes contemporains bien définis : tenue de soirée pour les maîtres, bleus de travail pour les laborieux, rouge pour le Monsieur Loyal qu’est Loge). Tout cela ne nous apprendra rien de nouveau : c’est narratif, c’est simple, sans second degré, sans détournement, sans exaspération programmée intentionnellement, c’est presque trop sage par les temps qui courent, comme pour laisser à l’orchestre le soin de l’imagination supplétive. Ou s’incliner devant lui, vu son rôle de conteur premier dans ce Ring qui, en ce sens, sera d’abord et évidemment musical.

Une grande soirée, assurément.

P.F.

A lire : notre édition du Ring : L’Avant-Scène Opéra n° 227-230


Photos : Wilfried Hösl