Giuseppe Verdi (1813–1901)
Les Vêpres siciliennes (1855)
Grand Opéra en cinq actes
Livret d'Eugène Scribe et Charles Duveyrier

Direction musicale :  Omer Meir Wellber
Mise en scène :           Antú Romero Nunes
Décors :                       Matthias Koch
Costumes :                  Victoria Behr
Sound Interference : Nick & Clemens Prokop
Chorégraphie :            Dustin Klein
Lumières :                   Michael Bauer
Dramaturgie :             Rainer Karlitschek
Chœurs :                      Stellario Fagone
Hélène :                       Rachel Willis-Sørensen
Ninetta :                      Helena Zubanovich
Henri :                         Bryan Hymel
Guy de Montfort :     George Petean
Procida :                      Erwin Schrott
Danieli :                       Matthew Grills
Mainfroid :                  Galeano Salas
Robert :                        Callum Thorpe
Thibaut :                      Long Long
Le Comte de Vaudemont : Johannes Kammler
Le Sire de Béthune :           Alexander Milev
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper

SOL Dance Company (Dir : Eyal Dadon)

Bayerische Staatsoper, Nationaltheater, 26 juillet 2018

Dans son effort de renouvellement du répertoire, Nikolaus Bachler a commencé une ligne d’opéras en français, avec La Juive,  Guillaume Tell, et Les Vêpres Siciliennes, présentées ce printemps en nouvelle production dans un théâtre au répertoire italien, hors standards, relativement pauvre et qui n’avait jamais présenté l’original français de l’opéra de Verdi. C’est un échec, parce que tout va ici à contresens dans une œuvre difficile, qui exige des qualités vocales et musicales qu’on ne trouve à aucun moment.

Acte V

Un Enfer pavé de bonnes intentions

Verdi est un compositeur qui paradoxalement n’a pas vraiment de chance. Ses œuvres sont jouées partout et beaucoup font partie du répertoire de base des théâtres mais dans quelles conditions ?  Les directeurs de salle savent qu’un Verdi remplira toujours bien. La conséquence en est que les aspects musicaux sont sinon négligés, du moins traités avec moins d’attention qu’un opéra wagnérien par exemple. On confie les Verdi à des chefs de répertoire (cela ne veut pas toujours dire médiocres), qui ont la technicité suffisante pour reprendre une œuvre sans trop de répétitions et qui savent diriger les chanteurs. À part pour les opéras considérés comme « grands », Otello, Falstaff, Don Carlo(s), Boccanegra, les très grands chefs se consacrent rarement à la trilogie populaire, encore moins aux titres moins connus. Certes, dans les dernières années, Chailly a dirigé Giovanna d’Arco, Gatti Il Trovatore, mais le bilan reste assez maigre. On n’a pas vu de bel Ernani depuis des lustres, par exemple.
D’autant plus méritoire l’effort de la Bayerische Staatsoper pour proposer Les Vêpres Siciliennes, un titre moins connu, représenté la plupart du temps dans sa version italienne I Vespri Siciliani et qui dans sa version originale française exige des qualités vocales et musicales différentes de la version italienne.
Il ne suffit pas de passer d’une langue à l’autre, il faut aussi épouser ce qui fait le caractère de la version originale, un tribut au Grand Opéra, sujet historique, fresque avec choeur et ballet, vocalité particulièrement difficile, notamment pour ténor et soprano, typique des grands opéras à la Meyerbeer, demandant des qualités belcantistes marquées, mais aussi une largeur de spectre rare. Peu de sopranos ont été des grandes Elena (Caballé, Scotto, Arroyo), encore moins des Helène…quant au ténor, la version italienne a pu produire des grands Arrigo comme Placido Domingo, la version française exige une approche vocale très proche du bel canto, et à mon avis seules des voix qui sont ou furent rossiniennes, ou qui chantent le Faust de Gounod dans le ton et le style peuvent se sortir du quatrième et du cinquième acte. Un Nicolaî Gedda chanta au MET un Arrigo avec les qualités d’un Henri et ce fut exceptionnel.
Pour cette production, l’Enfer s’est pavé de bonnes intentions avec une distribution qui sur le papier devait fonctionner, et un chef qui a triomphé dans ce théâtre avec Mefistofele et Andrea Chénier, deux œuvres qui n’ont strictement rien à voir avec ce Verdi-là.
En appelant Antú Romero Nunes à la mise en scène, Nikolaus Bachler réitérait la tentative faite avec un autre opéra en français, le Guillaume Tell de Rossini, qui fut une réussite très moyenne. Et chacun à son tour dans cette production a ajouté une pierre à l’édifice qui a contribué à l’échec total de la soirée, en dépit d’un beau succès public. Mais Verdi n’est pas un compositeur maison et peu de spectateurs connaissent Les Vêpres Siciliennes en version originale. Histoire d’un massacre.

Acte III (en mars dernier avec Leonardo Caimi en Henri)

Une mise en scène sans vraie direction

La mise en scène d’Antú Romero Nunes n’est pas médiocre. Elle présente des images scéniques techniquement assez virtuoses, avec de jolis jeux de voilage, des effets souvent étonnants ou séduisants. Mais il fait de l’œuvre une danse macabre, ce qu’elle n’est pas, dans une atmosphère sombre et pesante, la projetant au moment de la conquête napoléonienne, où l’on peut ainsi identifier les français en bleu-blanc-rouge et les siciliens aux masques de mort. Des effets scéniques multipliés, et souvent réussis, mais aussi d’inexplicables fautes comme le ballet qui a été déplacé du troisième acte à l’intervalle entre quatrième et cinquième, qui devient une composition faite d’éléments de musique de Verdi (c’est le ballet des Saisons) et de musique électronique : quelle idée y a‑t‑il derrière ? pourquoi faire une partie du ballet en en faisant cette danse macabre électrifiée ? C’est un mystère qui met la salle en furie et qui avouons-le ne rajoute rien à l’ensemble. La seule question qui vaille est : « que nous dit la mise en scène ? ». Elle ne nous dit rien, évoque des situations, conquête napoléonienne avec méchants français et pas très gentils siciliens non plus, évocation fugace de la Sicile qui reçoit des migrants : le corps d’un jeune garçon au gilet de sauvetage nous invite à y penser, au début et à la fin de l’opéra. En revanche, aucune conduite d’acteur, les relations entre les personnages ne sont pas fouillées et les chanteurs font ce qu’ils veulent en scène, ils ne sont pas dirigés, d’où attitudes convenues et gestes stéréotypés, et Schrott qui fait du Schrott…Un ratage « di qualità ».

Une direction musicale à contresens

Musicalement c’est peut-être encore pire, parce que presque personne n’est à sa place, et que le chef Omer Meir Wellber joue le massacre historique des Vêpres Siciliennes  (1282) comme un massacre à la tronçonneuse.
D’abord, c’est joué très fort, sans subtilité : le chef laisse jouer les parties solistes à l’orchestre sans élégance, de manière linéaire, à gros traits, avec peu de transparence, sans aucun effort pour relever les raffinements de cette musique qui en contient beaucoup, sans aucun effort pour révéler la partition et sa complexité, c’est joué  tzim boum boum, et plus boum boum  que tzim.

L’accompagnement du plateau est erratique : que de décalages avec les chœurs, et comment d’ailleurs empêcher les errances de rythme avec des tempi si erratiques : une rapidité folle alternant avec une subite lenteur, avec dans les « concertati » un goût des finals accélérés au maximum où les chanteurs et le choeur se perdent : la langue française exige un phrasé qui n’a rien à voir avec les « sillabati » rossiniens seuls capables de répondre au tempo fou du chef.
Omer Meir Wellber que j’avais écouté jadis dans une intéressante Aida en Italie est ici dans le contresens total, prenant Les Vêpres Siciliennes comme un opéra du jeune Verdi qu’on exécuterait avec vélocité, violents contrastes, et toujours fort. L’ouverture en est l’exemple typique : c’est trop fort, trop vite, et sans construction d’un son ni la moindre subtilité.  C’est ce que la rumeur dit du jeune Verdi, et la rumeur se trompe. Or, Les Vêpres Siciliennes créées en 1855, à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, est postérieur à la trilogie populaire (Rigoletto en 1851, Traviata et Il Trovatore en 1853) et à peine antérieur au Ballo in maschera (1859). Verdi est déjà reconnu, et son style a évolué.

Il y a donc à mon avis erreur sur la personne, Les Vêpres Siciliennes n’est pas un fougueux opéra de jeunesse d’un Verdi échevelé, c’est au contraire un opéra mature, un opéra à enjeux parce que Paris est toujours un enjeu, notamment pour un compositeur qui commence à être connu (Verdi a 42 ans et n’est plus un jeune fou) même si le livret d’ Eugène Scribe et Charles Duveyrier, qui ont réutilisé celui conçu pour Le Duc d’Albe de Donizetti, jamais terminé, n’est pas un des meilleurs.
Verdi s’essaie au genre Grand Opéra, dans un Paris encore meyerbeerien, avec les qualités de raffinement d‘écriture qui le caractérisent, et qui iront en se développant. Toute la première partie (acte I à III) laisse la part belle au spectacle et aux ensembles (ballet, sublime choeur final du troisième acte), les actes IV et V laissant les voix s’épanouir et se heurter aux énormes difficultés qui caractérisent les rôles principaux.

 

Une distribution aux prises avec la difficulté

Rachel Willis-Sørensen (Hélène) et Bryan Hymel (Henri) ‑Acte V

Dans les distributions des Vêpres Siciliennes, le principal problème est celui du ténor, qu’on assimile à un Manrico de Trovatore, et c’est peut-être vrai pour la version italienne. Pour l’original français, il faut chercher plutôt du côté du Léopold de La Juive, ou du Raoul des Huguenots : le style, le phrasé, les cadences, les agilités sont typiquement belcantistes et exigent souvent une voix de tête et non une voix « di petto ».
En appelant Bryan Hymel, Bachler avait l’assurance d’un ténor qui sait chanter en français. Mais entre le moment où il a été engagé et le moment de la première, la voix s’est abîmée, le style est devenu moins contrôlé, et l’élégance a disparu. Les prestations vues ces dernières années furent décevantes (Pinkerton à la Scala !) et celle-ci est calamiteuse.
Hymel chante tout forte, sans aucune élégance, sans aucun style et surtout pas le style requis. Tout occupé à darder des aigus bien trop forts, bien trop hurlés, il en oublie tout le reste : incapacité à travailler des cadences, incapacité à donner quelque ductilité à la voix, incapacité à chanter autrement et à varier le style, incapacité à donner la moindre nuance à son chant. C’est un chant sans couleur aucune. Dès que c’est difficile (et c’est souvent difficile, voire très difficile dans les deux derniers actes), la voix s’écrabouille, comme dans le cinquième acte lors de la cadence sur « je suis aimé », de l'air « La brise souffle au loin.. » immédiatement après le boléro. Simplement faux et sans style : une catastrophe.
Hymel est incapable de chanter ce répertoire, et en plus, pour se soutenir, il remplace des notes par des sanglots bien véristes, changeant complètement la couleur du rôle. Épuisée par ce « chanter forte » en continu, la voix s’est brisée plusieurs fois au quatrième acte, obligeant le chanteur à disparaître à moitié pour boire derrière une cloison. Hymel n’est pas un Henri : le rôle n’est plus pour lui, si jamais il l’a été.

Rachel Willis-Sørensen (Hélène) et Erwin Schrott (Procida)

La jeune Rachel Willis Sørensen est Hélène, elle arrive précédée d’une flatteuse réputation, vainqueur du concours du Belvedere (Vienne) et du concours Operalia. Mais une fois de plus, dans la volonté de présenter une voix nouvelle et déjà poussée par le marché, on se trompe de répertoire. Cette jeune chanteuse chante Agathe, la Maréchale, la Comtesse, Elsa, et maintenant Hélène des Vêpres Siciliennes. Elle doit être fort bien (!) conseillée pour aborder un rôle qui demande une autre maturité vocale et une autre technique. Il ne suffit pas de savoir vocaliser, de donner de jolies cadences, et de mimer le bel canto. Car Verdi exige surtout une homogénéité vocale qu’elle n’a pas : peu de centres et pas de graves. Seul l’aigu est travaillé, avec un volume légèrement insuffisant pour affronter la puissance (excessive) de l’orchestre de Meir Wellber. C’est exactement le type de voix à tout faire qui devrait pour se construire commencer très prudemment. L’énoncé des rôles ci-dessus montre que la prudence est un mot encore ignoré. Or Verdi ne pardonne pas : Hélène exige une technique belcantiste que Rachel Willis Sørensen possède dans l’ensemble, avec de belles cadences : le quatrième acte est correct mais le boléro moins réussi à cause du chef. La voix est bien contrôlée, mais exige aussi du volume dans les graves et une homogénéité sur tout le spectre. Et là nous n’y sommes pas du tout, simplement parce que la chanteuse n’est pas prête pour le rôle. C’est ainsi qu’on se brise, dans l’illusion des premiers triomphes, et des grands concours qu’on remporte. Les grands rôles verdiens pour la plupart exigent un coffre et une technique à toute épreuve qu’on acquiert avec l’expérience. Et là c’est trop tôt pour être convaincant. Mais le marché et les agents usent les voix avant même qu’elles ne se développent.

Erwin Schrott (Procida) et George Petean (Montfort), scène finale

Erwin Schrott est Procida. Pour qui a entendu dans ce rôle Ruggero Raimondi, il est une insulte à l'art du chant.  L’instrument vocal est impressionnant, les aigus sont surpoussés pour faire de l’effet, ils sont tenus au-delà du nécessaire et sans intérêt aucun. Mais au-delà de l’effet, il n’y a rien que de la vulgarité, rien que des rodomontades et aucune pensée derrière cette interprétation d’un méchant de carnaval, de type Méphisto de province, avec cette voix grimaçante, ces inflexions hors de propos, sans lien avec le rôle. À ce titre il y a cohérence avec l’ambiance carnavalesque de certaines scènes. Avec la voix qu’il possède, Erwin Schrott pourrait avec un peu de travail être inévitable dans bien des rôles, mais ici mieux vaut l’éviter. C’est tout ce qu’il ne faut pas faire avec cet air sûr de soi et dominateur de bête de cirque alors que le rôle demande de l’intériorité et de la subtilité. Un histrion.

George Petean se sauve de ce désastre

Le seul à s’en sortir, c’est George Petean.
C’est le seul qui ait l’intériorité, le style, le phrasé qui sont exigés par le rôle. On comprend tout parce que le texte est dit, est projeté clairement. Il ne donne jamais dans le démonstratif, et sait moduler, retenir la voix et surtout travailler la couleur. Montfort est un de ces rôles de méchant transfiguré par l’amour, ici l’amour filial et il est souvent bouleversant : il sait donner de l’humanité à son rôle. Son air initial de l’acte III « Oui je fus bien coupable… » (Montfort chante surtout dans les trois premiers actes) est l’un des seuls moments de vrai chant contrôlé de toute la soirée. Petean une fois de plus (c’était aussi le cas dans Un ballo in maschera sur cette même scène) montre qu’il est un très solide professionnel, et un chanteur intelligent.

George Petean (Montfort)

Les rôles de complément sont tenus, avec des fortunes diverses (le français n’est pas toujours impeccable) on remarque le Mainfroid de Galeano Salas, dont la jolie voix de ténor se fait bien entendre.
Quant au chœur dirigé par Stellario Fagone, il ne semble pas toujours à l’aise dans l’articulation du français, mais surtout face aux tempi erratiques (avec pour conséquence les nombreux décalages) du chef qui ne fait rien pour l’aider.
Quelle idée des Vêpres Siciliennes auront les spectateurs de Munich ? Un grand gueuloir sans  intérêt. Les Verdi au Bayerische Staatsoper ne sont pas vraiment des réussites pour la plupart des productions et aussi pour le choix des chefs, qui ne travaillent pas vraiment avec l’orchestre pour lui donner une ductilité et une couleur justes pour ce répertoire.
Du pain sur la planche pour Serge Dorny.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Je suis atterré de voir Bryan Hymel affiché à Paris dans les Huguenots et les Troyens. Qui pourra nous sauver de deux massacres prévisibles

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