Hans Werner Henze (1926–2012)
The Bassarids (1966)

Opera seria mit Intermezzo in einem Akt (1966)
Libretto von Wystan Hugh Auden und Chester Simon Kallman nach Die Bakchen (406 v. Chr.) des Euripides

Kent Nagano, Musikalische Leitung
Krzysztof Warlikowski, Regie
Małgorzata Szczęśniak, Bühne und Kostüme
Felice Ross, Licht
Denis Guéguin, Video
Claude Bardouil, Choreografie
Christian Longchamp, Dramaturgie

BESETZUNG

Sean Panikkar, Dionysus
Russell Braun, Pentheus
Willard White, Cadmus
Nikolai Schukoff, Tiresias / Calliope
Károly Szemerédy, Captain / Adonis
Tanja Ariane Baumgartner, Agave / Venus
Vera-Lotte Böcker, Autonoe / Proserpine
Anna Maria Dur, Beroe

Rosalba Guerrero Torres, Tänzerin und Choreografin (Solo)
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Huw Rhys James, Choreinstudierung
Wiener Philharmoniker

Salzburger Festspiele, Felsenreitschule, 23 Août 2018

Chaque année généralement après le 15 août, le Festival de Salzbourg propose un classique de la seconde moitié du XXe   ou une création : depuis 2012 on a vu Die Soldaten (Zimmermann), Gawain (Bistwistle) , Charlotte Salomon (Dalbavie), Die Eroberung von Mexico (Rihm), The exterminating Angel (Adès), Lear (Reimann). C’est au tour de Henze, dont le Festival reprend The Bassarids, opéra créé au festival de Salzbourg 1966.
Le livret de
W. H. Auden et Chester Kallman est inspiré de la tragédie Les Bacchantes d’Euripide qui évoque l’installation difficile du dieu Dionysos en Grèce et la résistance de certaines villes, durement punies de leur refus d’accueillir ce dieu venu d’ailleurs. Warlikowski en fait et un drame familial, et une tragédie du pouvoir, face à l’autre inconnu dont on nie le caractère.

Dispositif général

Le théâtre grec a cette faculté plastique de pouvoir résister à tous les traitements scéniques. Quel que soit le point de vue adopté, cela fonctionne et personne n’a d’ailleurs l’idée saugrenue d’en appeler à « l’intention de l’auteur » tellement invoquée pour un théâtre plus récent.
Dans cette matrice fondamentale qu’est ce théâtre pour notre culture, au moment où le texte théâtral est remis en cause par certains, je reste persuadé – sans doute en vieux barbon du spectacle – qu’il n’y a pas de théâtre sans texte, et que le texte est fondateur de notre culture.
Ainsi Krzysztof Warlikowski s’est-il emparé de The Bassarids (les Bassarides, prêtresses de Dionysos qui apparaît quelquefois sous le nom thrace de Bassareus) , l’opéra de H.W Henze qui reprend Les Bacchantes, la tragédie d’Euripide qui n’est ni l’une des plus populaires, ni l’une des plus faciles. L’opéra a été créé à Salzbourg en 1966, sous la direction de Christoph von Dohnanyi, dans une production de Gustav Rudolf Sellner et des décors et costumes de Filippo Sanjust et en version allemande (Die Bassariden) alors qu’il s’agit cette année de la création in loco de la version originale anglaise (The Bassarids).

Les Bacchantes, d’Euripide, tragédie dionysiaque

Les Bacchantes est la seule tragédie dionysiaque qui nous soit parvenue, probablement écrite en Macédoine où Euripide séjournait à l’invitation du roi Archélaos. Il y eut d’autres tragédies avec Dionysos pour sujet (Eschyle notamment), mais elles sont perdues. Ce thème ne peut qu’être essentiel dans un genre dont l’origine est le culte de Dionysos, dieu du vin, du printemps, de la nature en mouvement, du travestissement et de la transe. Il y a donc quelque chose de profondément religieux à représenter sur le théâtre son fondateur même, et les caractères du culte de Dionysos, un culte à transes et à mystères.
La légende veut que Zeus s’étant amouraché d’une de ses prêtresses, Sémélè (Σεμέλη), fille du roi thébain Cadmos, il l’honore et lui fait un enfant, Dionysos, mais Héra s’étant aperçu des frasques de son divin époux, elle s’arrange pour que Zeus foudroie Sémélè, mais sauve le petit, et poursuivra la gestation en le cousant dans sa cuisse, d’où l’expression commune « sorti de la cuisse de Jupiter ». Le petit est élevé en Lydie, une contrée d’Asie Mineure.

Adoré et suivi toujours d’un cortège de bacchantes, Dionysos décide de retourner à ses origines, à Thèbes où il est mal accueilli par les membres de sa famille, qui lui dénient ses origines divines, au premier rang desquels son cousin Penthée chargé du gouvernement de la cité. Pressentant des ennuis, et persuadé que dans le doute, mieux vaut honorer Dionysos, Cadmos, le patriarche, le grand père de Penthée autorise le culte. Penthée résiste quant à lui, en essayant d’adopter une position modérée pour maintenir la cohésion de la cité. Mais Dionysos commence à attirer les femmes de Thèbes et les transformer en bacchantes, parmi lesquelles Agavè, qui résistait au Dieu, mère de Penthée et sœur de Sémélè. Celles-ci se livrent au culte de Dionysos, transes, orgies, dédoublement de personnalité et la ville de Thèbes est sérieusement menacée par les manifestations bachiques autour de la tombe de Sémélè
Penthée a fait prisonnier un prêtre de Dionysos (en réalité Dionysos lui-même) qui le persuade d’aller sur le Mont Cithéron voir de près les Bacchantes, en se déguisant en femme. Il y va et, pris au piège, est dépecé par les femmes en transes qui le prennent pour un lion, parmi lesquelles Agavè, sa mère. Dionysos rompt le charme, et Agavè s’aperçoit qu’elle a dépecé son fils. Dionysos triomphe alors et exile toute la famille, leur reprochant ou de n’avoir pas cru au nouveau dieu (Agavè), ou d’avoir fait semblant d’y croire par calcul politique (Cadmos).

Le sens de cette histoire 

Rosalba Guerrero Torres (danseuse) et Sean Pannikar (Dionysos)

La question soulevée par cette légende, c’est d’abord celle de l’adhésion à un Dieu, du rapport au religieux et de manière plus contingente, les difficultés de l’installation du culte de Dionysos en Grèce. Les légendes veillent toujours évidemment à justifier mythologiquement l’apparition de nouveaux dieux, c’est le cas de de Dionysos. La réalité historique du polythéisme, c’est que par nature, il s’accommode de nouveaux dieux arrivés par les voies commerciales et qui s’installent peu à peu et qu’on finit par admettre dans le Panthéon local. Le phénomène est bien connu à Rome où les religions orientales ont peu à peu envahi la capitale (Mithra par exemple aux temps impériaux, mais aussi le christianisme qui n’était qu’une secte parmi d’autres au départ).
Il s’agit donc de l’histoire de l’installation de Dionysos, un dieu venu d’Asie, aux manifestations cultuelles particulières qui pouvait heurter une « identité » grecque continentale (comme on pourrait dire aujourd’hui), et qui a eu des difficultés à s’installer, il s’agit aussi des manifestations religieuses qui envahissent une cité a priori rétive (un phénomène qu’on connaît aujourd’hui…) et donc des réponses politiques qu’il faut y apporter, il s’agit enfin des regards sur l’altérité, en l’occurrence pour les grecs le monde asiatique (à l’époque l’Asie mineure) objet de fascination aussi bien que de répulsion (les guerres médiques contre la Perse). Alexandre naîtra en 356, une cinquantaine d’années après la mort d’Euripide, et naît en Macédoine, où Euripide a écrit l’œuvre, un état monarchique constitué, au plus près de l’Asie.
Ainsi Dionysos est-il l’autre, l’étranger qui vient d’un autre sol, dans une culture où la naissance est profondément liée au sol : par exemple la société athénienne était faite d’esclaves et de citoyens, mais aussi de métèques, ceux qui n’étaient pas du sol athénien mais qui y vivaient et travaillaient (souvent des commerçants). L'histoire des Bacchantes raconte les réactions contre l’autre, l’étranger, avec les comportements afférents, individuels et politiques, dans une ville, Thèbes, foyer des mythes les plus profonds de la civilisation grecque, mais aussi parallèlement l’apparition d’une contestation politique fondée sur l’adhésion aveugle (les Bacchantes), face au pouvoir légal et constitué qui peine à convaincre.
On comprend aisément, dans le contexte politique d’aujourd’hui, ce qu’on peut prendre de cette histoire, et pourquoi Warlikowski a pu s’y intéresser.

L’approche de Krzysztof Warlikowski

Espace du pouvoir

Avec sa décoratrice habituelle, Małgorzata Szczęśniak, Warlikowski compose dans la Felsenreitschule un espace qui finalement tient peu compte de la nature du lieu : les galeries creusées dans le roc sont peu utilisées, sauf pour la première apparition de Dionysos et quelques mouvements chorégraphiques à peine perceptibles.
L’espace sur la très large scène est composé de quatre parties qui rendent lisibles les enjeux du drame : à jardin, un amas de rochers (supposé être le mont Cythéron), puis un espace réservé aux manifestations bachiques devant lequel se trouve exposée la momie de Sémélè, vers laquelle Dionysos son fils ira, au centre l’espace du pouvoir, là où l’État se montre au peuple, et à cour la chambre de Penthée, plus exactement un espace privé où les personnages sont eux-mêmes avec un lit et une armoire qui sert à Penthée à se dissimuler.

Russel Braun (Penthée) face à Tanja Ariane Baumgartner (Agavè/Vénus)

Tous les enjeux de la tragédie sont donc exposés quelquefois de manière concomitante sur chaque espace de la scène et la trame qui peut paraître un peu complexe en est clairement exposée et lisible aux yeux du spectateur. Un seul exemple, les meubles assez simples de l’espace central, fauteuils et table massive qui se révèle à la fin être un étal de boucher où l’on pose les restes de Penthée, de la viande de boucherie dans des sacs plastique translucides.

Sean Pannikar (Dionysos) Tanja Ariane Baumgartner (Agavè) et Penthée (Russell Braun)

D’emblée Warlikowski installe une relation particulière entre Agavè (Tanja Ariane Baumgartner) et Penthée (Russell Braun),  une relation fusionnelle à la limite de l’amour incestueux qui va rendre la fin d’autant plus terrible, où Penthée est un faible, dissimulé dans l’armoire, et où c’est Agavè qui tire les ficelles.
Au centre c’est la discussion politique, largement orientée par Cadmos le patriarche (Sir Willard White) avec sa hiérarchie, la famille – Agavè et Autonoe (Vera-Lotte Böcker )-, le bras armé – le capitaine, (Károly Szemerédy)-,  et les serviteurs – Beroe (Anna Maria Dur)-, ainsi que le devin Tirésias (Nikolai Schukoff), traditionnel devin de la famille thébaine (voir Œdipe Roi), qui ici prédit moins l’avenir mais s’occupe plus d’analyser le passé et les enjeux pour adhère très vite au nouveau culte..

De Pasolini au Crépuscule des Dieux

Dionysos est chanté par Sean Pannikar, un chanteur américain d’origine sri-lankaise, évidemment un choix judicieux pour représenter l’étranger qui vient d’Asie. Dionysos, un dieu étranger arrivant avec ses prêtresses est évidemment une menace pour l’institution thébaine, pour la monarchie familiale installée et Warlikowski montre clairement le choix politique de Cadmos (faire semblant), face au refus moins politique de Penthée pour défendre un ordre établi, et la lutte entre le pouvoir patriarcal (Cadmos) et le pouvoir officiel (Penthée), à l’intérieur d’une famille elle-même en proie à des conflits internes larvés. Les histoires mythologiques sont souvent le point extrême d’histoires de familles : et Warlikowski montre parfaitement grâce à son espace cloisonné mais où tout est transparent d’une pièce à l’autre, l’intrication des éléments et comment l’arrivée de l’élément perturbateur (Dionysos) peut détruire un ordonnancement apparemment solide mais en réalité fragile comme un château de cartes. Un phénomène que Pasolini (un autre amoureux des mythes) avait si clairement mis en lumière en 1968 dans son film Théorème.

Ainsi donc Warlikowski applique au mythe raconté par Euripide une lecture moderne, en faisant de Dionysos un dieu aux caractères humains (fils de Zeus et d’une mortelle), symbole d’altérité, un étranger venu d’Asie, par le costume d’un blanc éclatant, avec son sweet shirt comme venu d’une lointaine banlieue, et revenu pour venger sa mère qu’il vénère et prendre le pouvoir, dans un face à face avec sa famille (il est le petit-fils de Cadmos, le cousin de Penthée, le neveu d’Agavè) qui refuse son arrivée-intrusion. Parce que qu’il est de la famille, il représente une menace pour l’ordre institué en son absence : pensons à Jean-Luc Lagarce dans Juste la fin du monde et nous retrouvons une histoire de famille qui est en réalité la fin d’un monde.
C’est bien aussi ce que Warlikowski décrit, la fin d’un monde qui devrait être substitué par un nouveau monde, l’étranger qui impose son ordre, mais un étranger dans la ville qui est aussi de la ville.

Warlikowski, en suivant le livret et son dramaturge Christian Longchamp, fait aussi de Dionysos un fils, avec des réactions de mortel, à ce titre, la fin est d’une grande beauté poétique et plastique : Dionysos va tirer Sémélè de la tombe et demander à Zeus de la diviniser sous le nom de Thyonè, ce qu’il fera selon la mythologie. Ainsi demande-t-il à Zeus une normalité. Fils de Zeus et d’une mortelle, il n’est pas demi-dieu, mais dieu vu les conditions de sa naissance, issu du ciel en quelque sorte. Il veut donc en divinisant Sémélè et donc en retrouvant sa mère parmi les immortelles, s’assurer lui-même définitivement une légitimité divine. Tout cette fin n’existe pas dans la tragédie d’Euripide, qui s’achève sur l’exil de Cadmos et d’Agavè.
L’amour du fils pour la mère est un sentiment humain, très humain, trop humain, et l’opéra s’achève par l’explosion de Thèbes (il a arrosé tout l’espace d’essence) que Dionysos allume lui-même en se faisant lui-même brûler dans ce bûcher gigantesque. Il y a quelque chose d’un Crépuscule des Dieux dans cette fin apocalyptique, qui n’est pas contradictoire avec Euripide, dont on pense que Les Bacchantes, loin de célébrer Dionysos le Dieu, est au contraire une pièce antireligieuse, et plutôt « réactionnaire » : Euripide antimondialiste ?

Ainsi Warlikowski tire de cette histoire sans jamais souligner les choses de manière trop didactique, une foule de sentiments et réactions qu’il lit dans notre modernité tragique : il clarifie le texte proche d’Euripide, sans faire autre chose que le respecter (les grecs fonctionnent d’eux-mêmes comme il était dit plus haut), mais, lui, le fils de la très religieuse Pologne,  il rend la fin bien plus personnelle en faisant de cette histoire la fin des Dieux et l’avènement tragique des hommes : à travers Dionysos, et c’est là le paradoxe, il fait l’apologie de la tragédie humaine, et fait de la vie l’aporie par excellence.

Ce travail de grande qualité, qui utilise l’un des mythes antiques les plus mystérieux pour en faire l’aventure très humaine des sentiments et des pouvoirs qui se précipite dans le mur.
Une histoire de notre monde en quelque sorte, que seul le théâtre peut montrer avec cette puissance.

Le monde des Bacchantes

Une musique magnifiée par une exécution modèle en tous points 

Car l’intérêt est dans la représentation, et pas forcément dans la musique de Henze, qui m’est apparue certes puissante, mais un peu datée, répétitive, au total assez extérieure, dans une représentation de la musique antique qu’on pouvait avoir à l’époque (dont on voit une déclinaison totalement gauchie dans la musique des Peplums). En tous cas bien moins forte et évocatoire que la musique de Zimmermann dans Die Soldaten qui date de la même période (créé à Cologne un an avant Die Bassariden), même si l’œuvre reste musicalement spectaculaire notamment avec un orchestre énorme, et des percussions impressionnantes, et un chœur très nombreux et qu’elle puise dans le répertoire des citations assez nombreuses. Elle exige donc de la part du chef et du chef de chœur une grande précision technique si bien que le chef de chœur dirige en direct sur le côté le chœur des Ménades, parallèlement au chef. Il y a cependant des moments notables, par exemple toute la fin, très émouvante, mais le doute nous saisit parce qu’on se demande si l’émotion provient de la musique ou de son interprétation par les chanteurs remarquables, et de la mise en scène. Il est clair qu’une telle œuvre ne peut vivre dans toute sa complexité qu’avec une mise en scène forte et des interprètes de toute première grandeur. C’est toute la différence avec le Lear dont la mise en scène valorisait et Shakespeare, et la musique de Reimann toujours aussi vivante et jamais vieillie.

Celle de Henze en revanche laisse quelques doutes, mais on doit reconnaître le fabuleux travail de Kent Nagano qui sait trouver dans cette musique des reflets à la fois glaçants (il dirige avec une rigueur toute objective) mais sait aussi en exalter les aspects spectaculaires, voire quelquefois le lyrisme avec des Wiener Philharmoniker au sommet plus convaincants que la veille dans La Dame de Pique. Une exécution sans doute anthologique de l’œuvre parce que singulièrement valorisée par ses interprètes.

Intermezzo pasolinien

J’ai apprécié notamment le long intermezzo qui clôt la première partie, avec ses aspects répétitifs, mais en même temps sa singulière ironie et la chorégraphie de Rosalba Guerrero Torres mise à nu (au propre et au figuré) proposant une danse bachique d’une grande force, physiquement exténuante, à la fois violente et vidée de toute érotisme, rendant la chair nue d’une fascinante tristesse à l’instar du modèle pasolinien des 120 journées de Sodome, clairement cité à plusieurs moments. Warlikowski par cette citation indique nettement de quel côté est orienté le rassemblement dionysiaque, puis comme on sait, les 120 journées de Sodome réfèrent à Sade, certes, mais aussi aux derniers soubresauts de la République de Salo’.

 

Des interprètes particulièrement engagés

Les interprètes sont aussi à la hauteur de l’enjeu. Tous les rôles féminins sont d’une rare intensité, à commencer par l’Agavè (appelée Agauè dans l’opéra) de Tanja Ariane Baumgartner, d’une grande intensité, avec un beau volume vocal et une autorité qui donne au personnage une singulière aura (la scène de la mort de Penthée est particulièrement forte). Ne sont pas en reste l’Autonoe de Vera-Lotte Böcker,  voix plus claire mais très présente et aussi intense et la belle Beroe de Anna Maria Dur, un personnage quasiment toujours présent en scène, sorte de chœur muet, et qui ose s’adresser à Dionysos pour lui révéler qu’elle l’a reconnu et qu’elle fut la nourrice de sa mère Sémélè (ce fut sous ses traits qu’Héra lui apparut pour lui suggérer de demander à Zeus d’apparaître dans tout l’état de sa divinité, foudre comprise, ce qui lui coûta la vie). Le personnage est incarné et la voix est puissante, dans un des moments les plus émouvants de l’opéra.

Du côté des rôles masculins, Károly Szemerédy est un capitaine à la voix puissante, au timbre de baryton-basse séduisant, très expressif, tout comme le Tirésias très expressif de Nikolai Schukoff, voix claire, qui sait colorer son chant, une sorte de double de Dionysos, et qui obtient un vrai succès.

Sur l'étal de boucher, Agavè (Tanja Ariane Baumgatner) avec la tête de Penthée et Cadmos 5Sir Willard White)

Le Cadmos de Sir Willard White est impressionnant en scène, et la voix est mieux projetée et plus convaincante que dans certaines de ses dernières apparitions : son autorité vocale et scénique en fait l’une des colonnes portantes de la distribution, par un minimum de gestes, il réussit à imposer un personnage. Vraiment remarquable.

Russell Braun est Penthée, le baryton canadien réussit à rendre à la fois la faiblesse du personnage et sa soumission à sa mère, mais aussi les apparences de l’autorité et du pouvoir. Ainsi il a à la fois les caractères d’une marionnette aux mains de sa mère puis de l’étranger/Dionysos : sa transformation en femme est un des moments ironiques où d’une certaine manière le roi est nu et se rend ridicule. La voix est sans bavures, claire, bien projetée. Belle interprétation et surtout belle présence.
Sean Pannikar est Dionysos, avec une magnifique voix de ténor très contrôlée au timbre séduisant, avec une technique sans scorie : voilà un ténor auquel penser pour quelques rôles de Grand Opéra français : les aigus sont dominés, avec une puissance notable du souffle. Du point de vue vocal, c’est un artiste à suivre. Et du point de vue scénique, il réussit à rendre l’ambiguïté et la sensibilité du personnage notamment dans sa dernière scène avec le cadavre de sa mère. Un Dionysos plus humain que divin, totalement ambigu lui aussi, qui déchaine les foules et reste singulièrement seul : un Dionysos d’emblée blessé. Et comme dit plus haut, le fait qu’il vienne d’une famille Sri lankaise lui donne dans ce contexte une certaine l’étrangeté – appuyée par le costume- voulue dans le monde très codé de la famille de Cadmos. Un magnifique chanteur. À suivre.

Russell Braun (Penthée déguisé en femme), Sean Pannikar (Dionysos) et Rosalba Guerrero Torres (danseuse)

C’est à un spectacle d’une force incontestable que nous avons ici assisté, avec de lourds échos dans le monde contemporain, magnifié par les interprètes et la mise en scène plus que la musique intrinsèque peut-être, mais qui montre que la tragédie grecque continue de fonctionner et de fasciner. A revoir.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Personnellement j ai trouvé le travail de warlikovski ennuyeux et peu inspiré. Il faut attendre la fin de l'opéra pour une idée intéressante, Agavè qui réintègre sans son corps la tête de son fils mort.
    La scène Pasolini est au premier degré répétitive et perd tout l effet sulfureux voulu en devenant un phénomène mode genre dernier défilé Gucci. Il est interessant de noter que l esthetique du designer de gucci Alessandro Michele a inspiré énormément de metteurs en scène cette année, c est le tic de la saison. La danse rituelle de Rosalba Guerrero Torres est par contre époustouflante et vraiment moderne.
    Comme vous je reste impressionné par la direction exceptionnelle de Nagano et par le classicisme de l oeuvre.

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