Avant son retour dans le bâtiment rénové de la Place de Neuve, le Grand Théâtre de Genève connaît sa dernière ouverture de saison hors les murs, avec la nouvelle Carmen du metteur en scène et scénographe Reinhild Hoffmann.

D’entrée de jeu, on est cueilli par un gigantesque éventail-paravent noir qui fait office de rideau de scène : l’idée est charmante et permet de rappeler les origines ibériques de l’opéra, en évitant par la suite certains clichés. C’est à peu près le seul élément décoratif : pour le reste, un système de tables élevées et abaissées, se faisant palissades, rochers, esquissant une pièce ou une muraille, permet de matérialiser les espaces. Au sol, un sable noir et brillant, tel celui d’une arène mythologique, sera le lieu de toutes les luttes, de tous les combats… 

Reinhild Hoffmann offre une épure bienvenue et l’action se retrouve resserrée autour de ces fameuses histoires d’amour impossibles. S’en détache ainsi le couple Carmen/Don José campé par Ekaterina Sergeeva et Sébastien Guèze. Le déséquilibre est cependant palpable. Avec des aigus étroits et une projection limitée, Don José paraît fragile, vocalement comme scéniquement : ses mouvements sont gauches face au caractère éruptif – mais non dénué de grâce – de Carmen. Libre, le front haut, lançant ses escarpins au travers de la scène avec véhémence, projetant sa voix avec force, aidée d’un timbre magnifique, sombre, aux aigus insolents, Ekaterina Sergeeva incarne naturellement une Carmen très sexualisée. Son air « Près des remparts de Séville » est un délice d’élégance racée.

Si les décors sont beaux et stylisés, ils ne tombent pas pour autant dans une aridité stérile : des scènes truculentes (l’arrivée aux arènes, l’entrée des contrebandiers) permettent d’évoquer toute l’exubérance de l’Espagne. Comme à leur habitude, les chœurs sont très en forme et leurs voix éclatantes font merveille dans les grands ensembles. L’emblématique arrivée de l’Escamillo d’Ildebrando d’Arcangelo s’inscrit dans cette même verve ibérique. Il campe idéalement l’hidalgo grand seigneur, tant par son attitude que par l’abattage de sa magnifique voix. Il rappelle son Comte Almaviva de haute tenue, la saison passée en ce même lieu, dans Les Noces de Figaro !

Le casting fait briller particulièrement la voix pleine de charme de Mary Feminear qui campe une Micaëla au timbre d’or, habillée d’une gentille robe de « princesse Disney ». Accompagnée par le cor pléthorique de Jean-Pierre Berry, son « Je dis que rien ne m’épouvante » est un moment de grâce. Par ailleurs, on savoure le quintette « Oui nous avons besoin de vous » qui fait briller les rôles secondaires des irrésistibles Dancaïre (Ivan Thirion) et Remendado (Rodolphe Briand), la Frasquita piquante de Melody Louledjian, la Mercédès superlative d’Héloïse Mas (qui tient le rôle-titre dans la deuxième distribution).

Enfin, l’élément qui aura soudé l’action fut sans nul doute l’excellente prestation de l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de John Fiore : rutilants, les cuivres font briller cette fresque qui sent bon le sud, les flûtes offrent leurs guirlandes magnifiques, les cordes assurent la suavité nécessaire dans un flot musical ininterrompu.

La production montre cependant des limites. Les enfants manquent un peu de décibels et de spontanéité. L’important point faible de la soirée se situe dans une direction d’acteurs lacunaire : les déplacements chorégraphiés manquent de naturel et les gestes des choristes sont bien souvent stéréotypés. Laissés à eux-mêmes sur le plateau, les solistes, plus ou moins prédisposés à investir la scène théâtralement, ne montrent pas tous une égale aisance. 

Ces réserves ne doivent pas vous empêcher d’apprécier cette nouvelle Carmen du Grand Théâtre de Genève : à l’écoute d’Ekaterina Sergeeva, vous passerez un excellent moment !

****1