Aleko et Iolanta, un vent de Russie romantique souffle sur l’Opéra de Rennes
C’est un choix pensé que d’associer ces deux œuvres. Écrites à six mois d’intervalle (1892-1893), toutes deux chantent un romantisme typiquement russe de la fin du XIXe siècle. L’une comme l’autre s’inscrit dans la tradition des grandes scènes lyriques toujours populaires dans les anciennes Républiques de l’Union Soviétique. Leur contemporanéité se combine à leur symétrie : Iolanta est le dernier ouvrage lyrique de Tchaïkovski alors qu’Aleko est le premier de Rachmaninov, écrit à 19 ans dans le cadre d’un exercice de composition de fin d’études du conservatoire de Moscou. Il est aussi intéressant d’associer ces deux œuvres pour leurs divergences et leurs contrastes. Contraste tout d’abord dans l’histoire. Iolanta est un conte à l’aspect traditionnel, la fin est heureuse et les situations sont celles de l’imaginaire des livres pour enfants (lire l'argument ici). Aleko s’inspire d’un poème de Pouchkine « les Tziganes » et le sujet est bien moins conventionnel (argument à découvrir ici). Le compositeur y exprime les sentiments de ses personnages avec une violence proche des véristes italiens (Puccini en tête). Chez Tchaïkovski, l’écriture est sobre, la structure conventionnelle en successions de numéros répondant à la logique de l’action. Au contraire, Rachmaninov déploie une écriture orchestrale fournie et casse la structure narrative par des pièces instrumentales. Le rôle des chœurs est réduit chez Tchaikovski alors que Rachmaninov lui accorde une place primordiale. La fin de Iolanta est d’une ferveur toute religieuse tandis qu'à la fin d’Aleko, le meurtrier est condamné à l’exil comme l’exige un peuple gitan sans loi, ni contraintes.
L'Opéra de Rennes, avant Angers Nantes, propose une version de concert pour ces deux opus, mais avec une mise en espace : des chanteurs évoluant et proposant un jeu d’acteurs certes limité mais suffisant pour comprendre l’intrigue et les personnages. L’orchestre est sur scène, légèrement surélevé, le chœur et les artistes en contrebas, au niveau de la fosse. L’équilibre acoustique est de ce fait plutôt réussi.
La distribution est de grande qualité avec des chanteurs aguerris, très à l’aise dans ce répertoire. Mention particulière pour les hommes qui pour plusieurs d’entre eux déploient des basses profondes, signature des écoles de chant russe. Aleko, rôle-titre jadis confié à Chaliapine, est interprété par Vladimir Gromov. Il déploie toutes les possibilités de sa puissante voix de baryton pour incarner cet homme blessé et éconduit. Plutôt introverti au début, la voix se révèle peu à peu par une grande homogénéité dans les registres, des graves impressionnants, une belle expressivité dans les phrasés et les nuances.
Zemfira, son épouse, est interprétée par la soprano Anastasia Moskvina. « Je ne crains ni le couteau ni le feu » clame-t-elle à plusieurs reprises de sa voix puissante et flamboyante. Parfois, ses aigus sont mal gérés, notamment dans les duos où elle couvre légèrement son partenaire ou l’oblige à forcer son intensité : la sensation est alors un peu saturée. Par moment, son jeu d’actrice n’est toutefois pas sans rappeler la provocante Carmen. Son amant indolent et sûr de lui est interprété par Aleksandre Gelakh. Sa voix de ténor offre les preuves d’une bonne technique, bien projetée et agile.
Le rôle du Vieux gitan, père de Zemfira revient à Vladimir Petrov. Dès sa première intervention, il apporte une grande conviction et une certaine noblesse à son personnage, sa voix de basse présentant un timbre chaleureux, des graves profonds, une homogénéité harmonique et une projection parfaite. Natalia Akinina complète cette distribution en prêtant sa voix timbrée de contralto pour le rôle de la vieille gitane. Certains chanteurs d’Aleko reviennent tout aussi à l’aise dans leur second rôle pour Iolanta. Aleksandre Gelakh devient Almeric, Natalia Akinina, Martha la nourrice, Vladimir Gromov endosse le rôle du médecin maure Ibn-Hakia. Le rôle-titre échoit à Iryna Kuchynskaya. Le personnage même de Iolanta, jeune fille aveugle d’une bonté innocente, répond parfaitement à la pureté et au timbre clair de sa voix. Dans une maîtrise parfaite des phonèmes de la langue slave, elle est tantôt douce et mélancolique, tantôt oppressée et surprise lorsqu’elle découvre la lumière. Sa voix s’intensifie et ses aigus se colorent, le vibrato devient plus perceptible.
Les rôles masculins sont tous excellents. Parmi eux, Andrei Valentii, le Roi René, à la voix aux graves abyssaux, d’une grande expressivité, notamment lors de sa prière « Gaspot’moj, Jesli greshen ja » (Seigneur, j'ai pêché). Vladimir Petrov, l’autre baryton de la soirée est en pleine possession de ses impressionnants moyens avec une voix puissante et énergique. Victor Mendelev, enfin, ténor intrépide, capable de séduction mais avant tout suffisamment vaillant lors du duo entre Vaudémont et Iolanta. Sa voix parfaitement projetée, sa maîtrise des aigus et du registre mixte ne laissent pas indifférent un public qui l’applaudit dès son premier air.
Les chœurs préparés par Gildas Pungier pour le chœur de Chambre Mélisme(s) et Xavier Ribes pour ceux d’Angers Nantes Opéra ont effectué un travail remarquable dans l’acquisition de la langue russe mais aussi dans la couleur si caractéristique des chœurs slaves. Leur prestation, surtout pour Aleko, est extrêmement émouvante et expressive dans l’incarnation de ce peuple tzigane, épris de liberté. Enfin, un orchestre tout aussi remarquable et très à l’aise dégage une sorte d’osmose avec le chef biélorusse invité : Andreï Galanov. Celui-ci, par sa gestique fluide mais cependant précise, ne néglige aucun pupitre, impulse une énergie communicative et sa connaissance parfaite des deux ouvrages aux musiciens. Il trouve des couleurs, crée des ambiances, fait avancer la musique.
Lorsqu’ainsi, toutes les conditions de succès sont réunies, la salle enthousiaste applaudit longuement. « Pour nous le monde est un voyage » clament les tziganes d’Aleko, pour l'assistance également, qui durant trois bonnes heures, vibre au cœur de l’âme russe.