Pour l’ouverture de la saison lyrique du centenaire de son opéra, la Place Stanislas a accueilli Aida dans la mise en scène de Malmö (2015) : la dernière représentation témoigne d’une distribution sans faille, dans laquelle se distingue particulièrement le soprano américain Michelle Bradley, incarnation de la princesse éthiopienne éponyme. L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, dirigé par Giuliano Carella, fait preuve pendant deux heures et demi d’une belle tonicité, irriguant les vénérables murs de l’institution nancéienne de circonvolutions orientales : somme toute, une soirée éblouissante.

Quand se lève le rideau blanc, portant la gigantesque inscription « Pace » en noir, on est d’abord surpris de la nudité de la scène. Des piliers monumentaux de chaque côté et au fond campent une salle hypostyle digne de Memphis ou de Thèbes, et les jeux de lumières y produisent des effets incessants d’ombres croisées ou d’obscurité naissante et grandissante – jusqu’à l’extinction finale, à la mort des deux amants emmurés, rejoints dans cette interprétation par Amnéris, la rivale d’Aida. Mais à part ces jeux optiques et quelques chaises apportées ici ou là, pas de décor, et ce minimalisme presque outrancier est pourtant suffisant : les stars, ce sont les voix solistes et le chœur, puis les six trompettistes de la célèbre « Marche triomphale », lumineuse, qui se dressent par trois, côté jardin et côté cour.

Si le ténor Gianluca Terranova (Radamès) a besoin d’un petit tour de chauffe pour desserrer et ajuster son timbre à la salle, sa posture est héroïque dès le départ ; sa solidité et son charisme s’avèrent très rapidement par la suite. « Céleste Aida » chantée par Radamès, Michelle Bradley l’est véritablement. C’est avec elle que la scène se remplit tout d’un coup, et on la sent aussi dramatiquement incarner son rôle : paraissant seulement contenue dans son humilité d’esclave, elle fait preuve dès ses premières notes d’une force en puissance qui est celle d’une princesse forcée à l’incognito. La prise de rôle de ce soprano dramatique est splendide, l’Américaine balaye rivale, armées ou son propre père à force de souffle, comme elle sait aussi doser ses sublimes demi-teintes dans les épanchements lyriques et amoureux, en soliste ou en duo. Son timbre généreux est décidément promis à connaître d’autre beaux succès. Enkelejda Shkoza (Amnéris) s’obstine à lui tenir tête, comme le veut son emploi de princesse égyptienne et rivale : son appel à Radamès (« Viens, mon amour ») révèle un mezzo-soprano mature, une grande voix. Du côté des femmes, Jennifer Michel en prêtresse, dont le timbre est égal à une flamme intense, complète le tableau de l’excellence. Alejandro Lopez, Roi d’Égypte aux lunettes de soleil, et Lucian Petrean en son homologue éthiopien Amonasro sont des souverains très crédibles ; le timbre de Jean Teitgen (Ramphis) est magnifique, comme sa technique : c’est ce Grand Prêtre d’Isis qu’on se rappellera particulièrement.

Les chœurs tiennent un rôle important dans Aida : autant dire que leur qualité y est cruciale. Heureusement que la production a opté pour un ensemble vigoureux, assez nombreux, jonction des chœurs de Metz et de Nancy : les cris de « Guerra ! » des hommes vous glacent d’effroi. Mais la vigilance doit être de mise quand ces derniers, en prêtres, ne sont soutenus que par un filet de cordes : la justesse un peu négligée d’une tierce peut ainsi dangereusement faire vaciller un accord majeur… Les voix féminines se révèlent délicates et attentives quand elles entourent Amnéris, et l’inventivité de la mise en scène les utilise aussi pour de toujours nouveaux ballets esquissés sur scène, créant ainsi de somptueux tableaux. On n’oubliera pas, grâce à de simples miroirs tendus en hauteur par les choristes-danseuses, les sublimes « rondes mystiques » sur le plateau.

Giuliano Carella demande une implication sans relâche à l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, et de superbes pages instrumentales en sont la récompense, notamment pour les danses orientales, mais aussi lorsqu’une flûte colibri virevolte au-dessus des cigales cordées, que la harpe prélude en délicatesse ou que le hautbois entoure les prières de tendres caresses.

La mise en scène, les lumières et décors, les costumes d’une belle sobriété, et surtout la qualité vocale et orchestrale de cette Aida concourent pour un éloge unanime : gloire à l’Égypte nancéienne !

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