Casting mêlant grandes stars et jeunes talents, mise en scène pleine d'épure, de sensibilité et de fulgurations géniales, et Raphaël Pichon à la tête d'un irréprochable ensemble Pygmalion : à l'Opéra-Comique, la nouvelle production d'Orphée et Eurydice de Gluck est en tout point exemplaire.

La version de l'opéra retenue pour cette production est celle – en français – remaniée par Berlioz, que Pichon remanie à son tour. Exit donc le happy ending. Exit aussi l'ouverture, jugée pompeuse, à laquelle le chef substitue un extrait de Dom Juan du même Gluck. Mais Pichon a souhaité rester au plus proche des conditions de création de l'opéra. Les instruments et modes de jeu correspondent à l'époque préclassique et le clavecin disparaît de la fosse. Ce mélange de tradition instrumentale et d'adaptation dramatique fonctionne particulièrement bien sous la direction de l'intelligent Raphaël Pichon. L'orchestre est vivant, les contrastes de nuances saisissants : mention spéciale aux électrisants forte, réalisés avec seulement deux trompettes et deux cors, pavillons en l'air, droit vers le public ! Chaque instrumentiste de l'ensemble Pygmalion fait ainsi montre d'une grande sensibilité associée à une rigueur sans faille. Ainsi la flûte ose les pianos les plus ténus, avec sa célèbre mélodie en solo, d'une délicate profondeur (le tout dans le noir complet !). Au moment des applaudissements, elle ne sera pas moins ovationnée que Marianne Crebassa, nous rappelant de la plus belle des manières que les musiciens dans la fosse sont eux aussi de grands artistes.

Sur la scène, le casting réduit en impose. Marianne Crebassa, dans le rôle d'Orphée, s'approprie le personnage avec une déroutante facilité, le marquant de son timbre corsé et de son vibrato si intense et nourri qu'il évoque des sanglots. Osons le dire : voici une interprète majeure du rôle d'Orphée, dans la directe lignée de Pauline Viardot qui créa le rôle dans la version de Berlioz. On est plein d'admiration pour Hélène Guilmette qui, plutôt que de céder à la démonstration vocale, met son timbre robuste au service d'Eurydice. En d'autres termes, elle n'a pas oublié qu'elle interprète une morte, séparée de son aimé par l'infranchissable barrière du regard. Sa voix s'emplit dès lors d'une mélancolie fantomatique aussi juste dramatiquement que vocalement touchante. Et que dire de Léa Desandre ! Agilité vocale toujours au service de la dramaturgie, incandescence dans le timbre qui n'oublie pas la facétie : ce n'est plus une étoile montante mais déjà un éblouissant soleil. 

Aurélien Bory signe là sa deuxième mise en scène lyrique. Après son remarquable travail à Toulouse sur Le Château de Barbe-Bleue et Le Prisonnier, on décèle son intérêt pour la thématique de l'enfermement. Tout son travail repose sur ce regard fondateur d'Orphée, tout est question de perspective. Faisant appel au procédé du Pepper's Ghost (une gigantesque et savante vitre sans tain réfléchissant ce qui se passe sur scène, sans masquer ce qu'il y a derrière elle), il manipule les perceptions, faisant ainsi apparaître le reflet du cadavre d'Eurydice sur une toile de Corot, ou nous faisant voir des circassiens qui, par leurs contorsions, nous apparaissent les bêtes des Enfers les plus crédibles qui soient. Remarquables comédiens, les trois chanteurs laissent libre cours à leur vision du personnage tandis que le Pepper's Ghost s'en fait simplement l'écho.

On pourrait en dire tellement plus. Le choix du tableau de Corot, les jeux d'éclairages, la référence latente à Pina Bausch ; cet Orphée est un foisonnement de subtilités qui font sens. Il faut courir voir cette production, aussi sobre qu'éblouissante, qui respire l'intelligence et la beauté. Quel édifiant bonheur pour les spectateurs et, de la part d'un metteur en scène dont c'est le deuxième contact avec l'opéra, accompagné d'un chef d'orchestre de 33 ans, quelle leçon pour les scènes françaises !

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